Hier, dans la capitale marocaine de la t’bourida, un enseignant à la retraite m’a dit: «Au Maroc, le ministère le plus difficile, c’est l’Éducation nationale. C’est quasiment mission impossible.» J’ai hoché la tête sans rien dire. Et j’ai pensé à Montaigne.
Les Essais de Montaigne, c’est ce genre rare de livre qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page et y trouver son bonheur. C’est le livre de chevet par excellence, d’autant plus qu’à la relecture, certains passages se bonifient: on les retrouve avec plaisir comme si c’était les propos d’un ami qu’on ne se lasse pas d’écouter.
Le grand humaniste a traité d’une question essentielle au chapitre 26, intitulé "Sur l’éducation des enfants". On y glane des observations d’une grande justesse. En voici quelques-unes.
"Seuls les sots sont sûrs et déterminés". Autrement dit, il faut remplacer le dogme par le doute ("méthodique", ajouterait Descartes). Il faut n’affirmer une chose qu’en convenant par avance qu’on se trompe peut-être et qu’on accepte l’examen minutieux de nos propositions par autrui. Allez dire ça à nos fanatiques dont beaucoup sévissent, hélas, dans nos écoles…
"Savoir par cœur n’est pas savoir". Voilà qui est clair! Et dire que le bachotage est encore la règle dans la plupart de nos institutions… Le bachotage, c’est apprendre sans comprendre, c’est répéter bêtement des phrases entières dont on ne saisit pas vraiment le sens– on le fait parce que c’est la seule façon de passer un examen ou un concours… Ce n’est pas comme ça qu’on obtient des têtes "bien faites". (Je me souviens d’un camarade, en maths sup, qui apprenait par cœur le cours de madame Mercier, en se balançant d'arrière en avant, comme un soufi en pleine extase: «Un espace de Banach est un espace vectoriel normé sur un sous-corps K de ℂ! Un espace de Banach est un espace vectoriel normé sur un sous-corps K de ℂ! Un espace de Banach…» Une telle prière laïque eût ravi Auguste Comte et les scientistes de tout poil.)
"Ni contrainte, ni violence dans l’éducation des enfants". Et Montaigne d’enfoncer le clou: «Je ne veux pas qu’on abandonne [les enfants] au caractère mélancolique d’un maître d’école insensé.» Euh… On est loin de la fameuse directive qu’on donne parfois, dans certaines contrées de notre beau pays, à l’instituteur quand on lui amène l’enfant le premier jour d'école: "Tu le tabasses et moi je l’écorche". C’est quoi, cette conjuration de brutes épaisses?
"C’est la vie qui évaluera l’enseignement", écrit Montaigne. Autrement dit, ce que j’ai appris à l’école m’a-t-il aidé à mener une vie riche, équilibrée, satisfaisante? Voilà le vrai critère d'évaluation de l’éducation!
"De la philosophie dès le plus jeune âge". Oui, c’est étonnant: Montaigne estime qu’il faut commencer à enseigner la philo aux enfants dès qu’ils sont en âge de mener une discussion. Ma petite nièce (cinq ans) demanda l’autre jour à ses parents: "Au fait, pourquoi on vit?" La petite Lina, haute comme trois pommes, avait découvert toute seule la fameuse question de Leibniz, la plus fondamentale de toutes… Il n’y a pas d’âge pour la réflexion, donc pour la philosophie, d’autant plus que Montaigne la veut gaie, allègre, "peu s’en faut que je ne dise folâtre", ajoute-t-il.
Dans un autre chapitre des Essais, Montaigne avance sa fameuse thèse selon laquelle "philosopher, c’est apprendre à mourir"; mais pour les enfants, il semble dire, au chapitre 26, que c’est plutôt "apprendre à vivre"… en s’amusant.
Et puis, il y a quelque chose qui me tient à cœur en tant que professeur: la question de l’autorité. Montaigne critique ceux qui mettent sur le même plan le maître et l’élève: ça mène à la confusion; mais il demande en même temps au premier de ne pas être "de ceux dont l’autorité nuit à ceux qui veulent apprendre". Un bel exercice d’équilibriste.
Qu’ajouter sinon qu’il faudrait offrir le chapitre 26 des Essais à toutes celles et tous ceux qui débutent dans la belle profession d’enseignant?
Note du metteur en page: j’ai demandé à monsieur Fouad quelle était la "capitale marocaine de la t’bourida", il m’a répondu: je ne peux pas préciser son nom dans mon billet, Abderrahim, ça ferait trop de jaloux. On recevrait un déluge de protestations des quatre coins du pays. Mais au fond, il n'y en a qu'une.