Dimanche dernier, ayant eu envie de faire du tourisme local, je me trouvais à Beni Mellal, très précisément à Aïn Asserdoun, où se trouvent une source, des cascades, un jardin botanique, le tout classé patrimoine national depuis 1947. Vous savez tout cela, n’insistons pas.
On m’avait parlé d’un nouveau restaurant, sur la route de Marrakech, géré par un certain Benoît, un aventurier débonnaire qui s’est installé dans le coin après avoir roulé sa bosse dans le monde entier. C'était l’heure du déjeuner, je hélai donc un taxi pour aller tester l’adresse.
Un taxi s’arrêta. Avant de monter, je lui dis que je n’avais que des billets de 200 dirhams. Est-ce que cela poserait problème pour me rendre la monnaie? L’homme se mit à rire et me fit signe de monter.
En route, il me révéla la raison de son hilarité. Il y une vingtaine d’années, un fonctionnaire était monté dans son tacot à 8 heures du matin et lui avait ordonné de le déposer à la préfecture. Arrivé à destination, le rond-de-cuir avait exhibé une coupure de deux cents dirhams; or le prix de la course ne se montait qu’à cinq dirhams.
- Je viens de commencer ma journée, je n’ai pas la monnaie, se plaignit le taximan.
- Qu'à cela ne tienne, répliqua promptement le client, je note sur ce bout de papier le numéro de ton taxi. La prochaine fois que je te vois, je t'arrête et te règle ce que je te dois.
Et de sauter prestement de la Fiat 127 ou R12 ou Ford T (je n’ai aucune notion du type de véhicule dans lequel on roulait dans le Tadla il y a vingt ans) et de s’éloigner à grandes enjambées en direction de la préfecture.
Bien entendu, notre chauffeur ne vit jamais la couleur de son argent. Parfois, il apercevait le bonhomme à l’endroit où il l’avait pris à bord de sa guimbarde– mais l’autre ne lui faisait jamais signe. Effectivement, il avait bien noté son numéro…
Brahim– nommons-le ainsi– raconta un jour sa mésaventure à un de ses collègues. H’mida, intrigué, demanda:
- Était-ce un grand bonhomme chauve, adipeux, l’œil torve et puant le déodorant à dix balles?
- C’est lui! Tu le connais?
- Et comment! Il m’a fait le coup de la grosse coupure de bon matin et du “je griffonne ton numéro sur un bout de papier”. Je ne l’ai plus jamais revu.
Brahim et H’mida sondèrent leurs collègues. Pas moins de vingt-huit signalèrent la même escroquerie commise par le même fonctionnaire de la préfecture. Ils se passèrent la consigne les uns aux autres en donnant un signalement précis de l’écornifleur et en indiquant l’endroit où il avait l’habitude de se poster pour prendre un taxi le matin. Aucun ne s’arrêta plus pour lui– plus jamais.
Et Brahim de conclure:
- Il est aujourd’hui à la retraite, de plus en plus gros, et il se traîne péniblement le long de l’avenue Mohammed V. Parfois, épuisé, il lève une main tremblante mais nous l’envoyons balader– c’est le cas de le dire. Même les jeunes reçoivent son signalement le jour de leur embauche. Monsieur, la vengeance d’un chauffeur de taxi est pire que celle de Trinita.
En dégustant chez Benoît mes savoureuses gambas poêlées sur caviar d’aubergines (bon appétit), je me fis la réflexion suivante: si nos escrocs à la petite semaine consacraient leur indéniable talent à trouver une manière légale et légitime de gagner de l’argent, le pays entier en profiterait.
Au dessert, ma délicieuse “nage de fruits de saison, sorbet passion“ me fit généraliser mon théorème: si tous ceux qui vivent chez nous du vol, du dol et de l’escroquerie, petits ou grands, si tous canalisaient leur énergie vers de vrais projets, des industries, des entreprises profitables et de bon aloi, nous serions peut-être devenus la Corée du Sud.
J’exagère, me dites-vous? Toutes mes excuses. C’est sans doute le Schweppes Tonic de Benoît qui m’est monté à la tête…