Je bavardais il y a quelques semaines avec une enseignante de Tnine Chtouka –vous avez tort de vous moquer car c’est dans ce bourg qu’est née notre grande artiste Chaïbia Talal– lorsque soudain, à propos de rien, je lui appris que j’avais récemment mangé un bon saykok avec mon ami Dibaji– un autre grand artiste, lui aussi. FZ (vous ai-je dit qu’elle s’appelait FZ?) fronça les sourcils.
– Et tu l’as mangé où?
–A Azemmour, devant la muraille.
Elle haussa les épaules.
– Peuh. Azemmour produit de grands intellectuels mais pour le saykok, tu repasseras.
Et elle me fit cette révélation:
– Le meilleur saykok du monde, c’est à Sidi Bennour qu’on le trouve.
Comme j’avais l’air dubitatif, elle me dit:
– Tu n’as rien à faire, là?
Nous voilà donc partis dans la petite voiture de FZ qui ressemble comme deux gouttes d’huile aux Fiat 127 qui ont égayé notre enfance. Trois quarts d’heure plus tard, à Sidi Bennour, un marchand ambulant nous sert chacun un bol, là, sur le trottoir, sans façons. Et, effectivement, c’est le meilleur saykok des Doukkala, du Maroc et peut-être même de la galaxie. FZ triomphe. Puis:
– Puisque nous sommes dans le coin, allons faire un tour dans ce village qui s’appelle Oulad Abdallah. J’ai de la famille là-bas.
Vingt minutes plus tard, nous arrivons dans un hameau qui semble endormi depuis l’année du typhus. Le soleil accablant, “épandu sur la plaine, tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu“, comme dit le poète. Nous sommes très bien reçus, ce qui est assez normal au Maroc, et nos hôtes nous jurent sur le turban du Prophète qu’il n’est pas question de partir sans avoir partagé avec eux le déjeuner. Une jeune fille accorte nous verse de l’eau d’une cruche: il n’y a pas d’eau courante à Oulad Abdallah.
Le maître de maison, un grand et bel homme de noble stature vêtu d’une gandoura blanche, est particulièrement accueillant et amical. Il me parle de ses terres, de son troupeau, des difficultés de la vie, de l’irrigation qui n’est plus qu’un lointain souvenir –l’eau, on la garde pour étancher la soif des grandes villes de la région, comme Casablanca ou El Jadida. Je remarque qu’il utilise de temps en temps des mots techniques très précis, aussi bien en arabe qu’en français. Comme je lui en fais la remarque, FZ intervient et me dit:
– Mais Ssi Mohamed a enseigné la physique dans un lycée du coin pendant deux décennies.
Là, je suis estomaqué. La bouche ouverte, je regarde notre rude paysan et ne puis niaisement que lui demander:
– Sérieusement, vous pourriez énoncer, là, les quatre équations de Maxwell?
Ssi Mohamed plonge trois doigts dans le plat de baddaz, roule une boule d’orge parfaitement sphérique –de volume 4/3 π R3– l’engloutit puis donne les équations de Maxwell (rotationnel du champ magnétique, divergence du champ électrique, etc.). J’en suis baba. J’insiste bêtement:
– Et on pourrait discuter de physique quantique? Du paradoxe EPR, de l’interprétation de Copenhague?
L’homme avale quelques gorgées de l’ben bien frais puis se met à disserter sur Bohr et Heisenberg. Je cherche des yeux la caméra cachée mais il n’y en a pas –ou alors elle est sacrément bien dissimulée. Je me pince discrètement– mais non, je ne rêve pas. Dans un village perdu des Doukkala, où il n’y a même pas l’eau courante, on peut convoquer Einstein…
Si j’étais anthropologue, je pourrais sans doute mettre des mots sur cette situation insolite (hybridité? segmentarité? société composite?), mais là je sèche.
Dans la petite auto de FZ, sur le chemin du retour vers El Jadida, j’étais songeur. Et je me promis de ne plus jamais avoir d’idées préconçues. Un doukkali en gandoura, au fin fond de la cambrousse, peut avoir la tête mieux faite et plus remplie qu’un gandin des villes rasé jusqu’à la quatrième peau et habillé par Hugo Boss. Qu’on se le dise.
PS1: Il y a quelques jours, j’ai appris que mon paysan-physicien avait triomphé aux dernières élections et qu’il allait représenter son village dans je ne sais quelle assemblée. J’ignore à quel parti il appartient mais c’est une excellente nouvelle.
PS2: A propos de Chaïbia Talal, évoquée au début de ce billet, pourquoi n’y a-t-il pas à Tnine Chtouka un petit monument commémoratif, pourquoi n’y a-t-il pas une rue ou une place à son nom? Je pose amicalement la question au conseil municipal et au ministère de la Culture.