C’était dans les années 90. Un bonhomme plaidait, dans une émission de la télévision française, pour l’abolition de l’apprentissage de l’orthographe à l’école. Dans un avenir proche, disait-il, tout le monde écrira en tapotant sur un clavier d’ordinateur; or les ordinateurs seront dotés d’un correcteur automatique d’orthographe; pourquoi donc se fatiguer à retenir que nénuphar s’écrit “nénuphar“ ou coalescent “coalescent“?
Le raisonnement m’avait inquiété. Cela ne revenait-il pas à transférer dans une machine ce qui devait résider dans le cerveau humain? Ceux qui s’en remettent à un gourou pour penser à leur place ont déjà délocalisé leur cerveau –mais faut-il que l’humanité entière en fasse de même? Aurait-on un jour, dans un débat précédant une élection, l’échange suivant:
– M. Tartempion, que pensez-vous de la peine de mort?
–Attendez, je consulte mon ordinateur.
Vous haussez les épaules? Impossible, ça n’arrivera jamais! Eh bien, détrompez-vous. C’est déjà arrivé. Je me souviens d’un certain Emile Ratelband, candidat au poste de premier ministre des Pays-Bas, qui, lorsqu’on lui posa cette question cruciale (la peine de mort), fronça le sourcil, hésita un instant puis se tourna vers un de ces collaborateurs:
– Hans! Qu’est-ce que je pense de ça?
Ce n’est pas une blague. Cette scène, je l’ai vue, de mes yeux vue. Le bonhomme avait délocalisé dans ses collaborateurs ses idées, ses convictions: son cerveau, en somme.
Tout cela avait décrédibilisé ledit Ratelband et il avait disparu des radars.
Mais Il semble s'être réincarné sous la forme de certains de mes étudiants qui, au cours des discussions qui suivent les cours, commencent souvent par:
– J’ai vu sur Youtube...
Bien sûr, il y a d’excellentes vidéos sur Youtube, par exemple en ce qui concerne les sciences, en particulier la physique et les mathématiques –allez voir celle qui traite des “transformées de Fourier“ et dans laquelle surgit soudain, comme par magie, La jeune fille à la perle de Vermeer... Si ces vidéos avaient existé du temps de mes études ardues (ah, les ténèbres de la conjecture de Riemann, des équations de Navier-Stokes...), elles m’auraient grandement simplifié la vie. Non, je parle ici des vidéos dans lesquelles quelqu’un donne simplement son point de vue sur telle ou telle question de société.
Il n’y aucun mal, bien sûr, à écouter attentivement ce que Picketty dit du capitalisme ou ce qu’Amartya Sen pense du développement. C’est stimulant, c’est nourrissant. Mais il faut ensuite se forger sa propre opinion.
Rien n’est plus frustrant pour un professeur que d’entendre un étudiant dire avec aplomb:
– Monsieur, j’ai vu sur Youtube une vidéo où un type dit un truc qui n’est pas tout à fait ce que vous dites...
OK, mais toi, qu’est-ce que tu en penses? Peux-tu construire un raisonnement cohérent à partir de données précises et vérifiables, quitte ensuite à prendre parti, à te forger une opinion, à la défendre?
Youtube est en train de devenir une sorte de cerveau universel qui nous dispense de penser par nous-mêmes. En comparaison, le type qui rechignait à apprendre l’orthographe il y a vingt ans, c'était du pipeau.
Il s’agit aujourd’hui de la réflexion elle-même, de la réflexion logique, fondée, bien exprimée –qui est le propre de l’homme, sa définition, sa dignité.