S’il est avéré que nous Marocains, voyons depuis quelques années dans notre diplomatie des motifs de fierté, très peu d’entre nous se sont cependant attardés sur les soubassements théoriques et doctrinaux de ces changements majeurs. Car si le Maroc a adopté depuis son indépendance une forme de réalisme libéral qui tout en ne niant pas les rivalités entre nations, s’attache au principe de coopération et à la légitimité du droit international, les résultats furent cependant mitigés.
Est-il utile de rappeler que le contexte de guerre froide caractérisé par sa bipolarité idéologique n’était pas de nature à offrir au Maroc beaucoup de marge de manœuvre? L’impératif à l’époque était de renforcer la souveraineté du Maroc après l’indépendance, à travers un jeu subtil d’équilibriste, malgré un ancrage avéré dans le monde occidental.
L’attachement au droit à l’international constituait pour les nations nouvellement indépendantes, un substitut à la puissance qui leur manquait. Autrement, les droits que nous ne pouvions défendre avec des porte-avions et des bombardiers que nous n’avions pas, nous les fîmes valoir à travers l’universalité du droit.
Vint ensuite l’effondrement du pacte de Varsovie à la fin des années 1980, qui annonça l’entrée dans une ère nouvelle, celle de l’hégémonie américaine que le journaliste américain Charles Krauthammer qualifiera de «moment unipolaire». L’OTAN, qui devait normalement être dissout, transmuta en bras armé des Etats-Unis. Quant à l’ONU, si ce «machin» pour reprendre l’expression de De Gaulle, demeura intact dans sa configuration, sa capacité à réguler les tensions et les rivalités internationales deviendra tributaire du bon vouloir de Washington.
Du point de vue du droit international, nous fumes projetés dans un nouvel ordre mondial où coexistent des règles écrites, qui stipulent une égalité théorique de la souveraineté des nations, et des règles non-écrites, qui formalisent une hiérarchie cachée entre les puissances, ou une crypto-hiérarchie pour reprendre l’expression du politologue argentin Carlos Escudé.
Si ce dédoublement de la réalité ne date pas d’hier, il a cependant atteint son paroxysme durant les années 1990.
Pour des pays comme le Maroc, défendre leur cause en ne recourant qu’aux règles écrites du droit international revient à se heurter à un mur invisible.
Les arguments sont bons, le dossier est solide, le droit est respecté, mais rien ne bouge sans que personne ne puisse explicitement le justifier. Il en va ainsi du dossier du «Sahara marocain», qui, jusqu’à il y a quelques années, semblait totalement figé dans les couloirs et les tiroirs de l’ONU.
Comment donc expliquer le récent déblocage du dossier avec la retentissante reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara?
C’est là où j’invoquerais à nouveau Carlos Escudé, qui, au début des années 1990, plus précisément à partir de 1993, théorisa pour son pays, l’Argentine, et plus généralement pour les pays d’Amérique latine, une nouvelle doctrine dans les relations internationales intitulée le «Réalisme périphérique».
Pour Escudé, la crypto-hiérarchie citée précédemment se décline en trois catégories de pays:
Les «Rule Makers» ou faiseurs de règles, soit, pour faire simple, les cinq membres permanents du conseil de sécurité qui conjuguent puissance militaire, nucléaire, économique et plus largement stratégique, et qui imposent autant les règles écrites que non-écrites.
Les «Rule Takers» ou preneurs de règles, qui regroupent l’ensemble des pays développés ou non, qui s’alignent sur la puissance dominante en abandonnant une grande partie de leur autonomie en terme de politique extérieure avec, pour contrepartie, une meilleure intégration dans l’économie mondiale, une stabilité politique et de grandes possibilités de développement.
Enfin les «Rebel States» ou Etats rebelles, qui tout en n’ayant pas la puissance d’imposer leurs propres règles, refusent de se soumettre à celles des puissances dominantes afin de sauvegarder leur totale autonomie en terme de politique extérieure. Pour des raisons qu’il serait long d’expliciter ici, nous résumerons le dilemme de ces pays à travers l’équation proposée par Escudé: «Politique extérieure totalement autonome = Tyrannie politique absolue».
Autrement dit, plus un pays voudra se révolter contre l’ordre dominant, plus il accusera un retard de développement et verra les conditions de vie de sa population se dégrader. Dans ce schéma, le seul moyen pour lui de garder la même politique extérieure est de devenir de plus en plus autoritaire en interne. C’est le cas de la Corée du Nord, du Venezuela, de l’Iran ou encore, dans une certaine mesure, de l’Algérie.
Ainsi, le nouvel ordre international est un triptyque composé de pays qui commandent, de pays qui obéissent relativement, et de pays qui se rebellent, avec cependant toutes les nuances intermédiaires.
Les soubassements théoriques du changement opéré par la diplomatie marocaine pourraient aisément s’inscrire dans cette perspective.
Après des tentatives de diversifications de ses partenariats stratégiques à partir de 2015 (Russie, Chine, etc.), le Maroc a fini par acter le fait que malgré le déclin relatif de l’hégémonie américaine, les Etats-Unis demeurent toujours l’«Hegemon» du moment. Ils sont les principaux faiseurs de règles écrites et non-écrites. Fort de ce constat et ayant opté pour une stratégie d’intégration poussée dans l’économie mondiale, d’industrialisation et plus largement de développement économique, le Maroc opta à l’époque de Trump pour un ancrage américain plus poussé dans une perspective bilatérale, voire trilatérale si on inclut Israël à travers les «accords d’Abraham».
Loin du multilatéralisme stérile de l’ONU, le Maroc a négocié avec la vraie hiérarchie mondiale, celle qui n’est écrite nulle part, dans aucune convention ni charte de l’ONU. Les résultats furent au rendez-vous, avec notamment le décret présidentiel américain reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Une nouvelle dynamique est enclenchée par Rabat, où fort de cette nouvelle profondeur stratégique américaine, le Maroc peut malgré le différentiel de développement économique et de puissance militaire, s’opposer fermement aux «preneurs d’ordres européens» (Espagne, Allemagne, etc.) quand ses intérêts suprêmes sont menacés.
A l’avenir, le principal défi pour le Maroc résidera dans notre capacité à convertir ce nouvel capital stratégique en un développement économique plus poussé et ambitieux, afin d’offrir à notre diplomatie et à notre vision stratégique, le substrat de puissance économique et militaire qui lui manque encore.