Cette doctrine fut inventée par l’armée américaine pour maîtriser et s’adapter aux conditions auxquelles sont confrontés les soldats sur un champ de bataille. Plus spécifiquement, dans un contexte où l’environnement, la psychologie de l’ennemi et ses méthodes sortent du cadre et de la logique enseignées dans les académies militaires. Ce fut le cas en Afghanistan, où les soldats américains furent confrontés à un théâtre d’opération totalement nouveau pour eux, et un ennemi insaisissable et omniprésent, tout en étant nulle part. Il fallait impérativement changer de paradigme, ou abandonner le terrain. La première stratégie fut tentée, mais c’est la deuxième qui fut retenue, celle du départ précipité des forces américaines, face à l’avancée irrésistible des Talibans. Ce fut «Veni, vidi, Vuca»!
Mais trêve de plaisanterie et revenons à notre sujet.
Cette doctrine militaire, à l’instar de beaucoup d’autres, va très rapidement investir le monde de l’entreprise, venant ainsi enrichir un vocabulaire guerrier que les férus de marketing et de management ne connaissent que trop bien: «conquête de marché», «target», «stratégie», «tactique»… Sans oublier les fameux traités de stratégies mis à la sauce du marketing comme «L’art de la guerre» de Sun Tzu, ou encore «De la Guerre» de Carl Von Clausewitz.
Mais par-delà le monde de l’entreprise, c’est le monde tout court qui semble s’inscrire dans le cadre de cette matrice. Crises à répétition (économique, financière, énergétique…), inflation galopante, manque de visibilité, absence de perspective, choc médiatique et politique du Covid-19… Les peuples ne savent plus à quel saint se vouer. Cette situation, les sociologues la qualifient d’anomie. Du grec «a» pour la négation, et «nomos» qui veut dire loi ou ordre.
Autrement dit, une perte de repères généralisée. Emile Durkheim avait démontré dans son essai sur le suicide que le taux de suicides augmente autant dans les périodes de crises que de fortes croissances économiques. Les deux provoquent une perte de repères en projetant les gens dans un nouveau monde auxquels ils ne sont pas préparés. Même à une échelle individuelle, vous n’êtes pas sans ignorer que bon nombre de personnes ayant trop rapidement quitté la pauvreté pour accéder à une grande richesse ou/et célébrité finissent par perdre les pédales en s’autodétruisant par la drogue ou l’alcool, ou encore en se donnant la mort.
Par conséquent, comment survivre dans le monde qui vient, en faisant sienne la matrice VUCA?
Pour y répondre, commençons tout d’abord par aborder chacun des quatre critères.
Premièrement, la volatilité. Elle désigne les changements et variations rapides de votre environnement, ainsi que leur amplitude. Anticiper ces changements parait impossible, s’y adapter en permanence est épuisant. Que faire? Développer sa résilience. Rendu populaire par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, ce terme nous vient de la physique des matériaux et désigne la capacité d’un matériau (par exemple un métal) à supporter un choc ou une pression sans casser ou rompre. Il ne faut donc pas se faire submerger par le changement, ni se laisser entraîner par lui, mais le chevaucher, aurait dit Julius Evola, pour reprendre le titre de son célèbre livre «Chevaucher le tigre». Pour y arriver, tout individu a besoin d’un ancrage, de repères stables et invariants. Ça peut être des valeurs, des croyances ou une foi solide. Ainsi, peu importe la violence et l’amplitude des changements, on reste ferme, car le beau, le bien et le vrai, pour reprendre Platon, n’est pas contingent, mais éternel.
J’aimerais vous citer ici un exemple tiré de la mythologie grecque. Celui du héros de l’Illiade, Ulysse, qui en revenant de l’île des morts, savait qu’il allait être confronté aux chants envoutants des sirènes. Il ordonna à ses marins de se boucher les oreilles avec de la cire, et de l’attacher fermement avec une corde au mât du navire. Ainsi, il put entendre les chants des sirènes, mais sans y succomber grâce au mât solide qui le retint.
Chacun de nous se doit de trouver son mât, et décider de la longueur de la corde.
Deuxièmement, l’incertitude. Dans un environnement où la visibilité est de plus en plus restreinte, les causalités et les mécanismes habituels ne produisent pas forcément les mêmes effets. Le long terme devient un pari risqué, et le court terme votre théâtre d’opération. Développer son agilité et son pragmatisme permet d’épouser le mouvement du réel à travers des objectifs réalistes et atteignables. Mettre de côté momentanément son intelligence spéculative, pour permettre à son instinct et son intuition de s’exprimer, sera d’un grand secours. L’intuition étant, pour reprendre Deleuze, une pensée à vitesse infinie.
En finance, l’ours symbolise cet état d’esprit de prudence et de pragmatisme, que l’on oppose habituellement au taureau.
Troisièmement, la complexité. Souvent occultée par l’ultra-spécialisation et par les biais cognitifs propres aux idéologies et aux croyances, elle est ce qui caractérise le réel dans l’absolu. L’appréhender réclame de développer la multi et la transdisciplinarité. Il ne s’agit aucunement de cumuler les divers savoirs en segments étanches, mais d’apprendre à jongler intelligemment avec les grilles de lecture et les prismes, à l’image de l’ophtalmologiste qui change en permanence les focaux jusqu’à trouver la bonne combinaison propre à chaque patient, lui permettant d’avoir une vue nette. Von Hayek disait qu’il serait un mauvais économiste celui qui ne serait qu’économiste. Cela est valable pour toute discipline.
Enfin, l’ambigüité. Elle naît de la pluralité d’interprétations possibles d’un même phénomène. Cette pluralité peut apparaître sous la forme d’un paradoxe, d’un non-sens ou d’une contradiction. Mais elle est avant tout le symptôme d’un enfermement mental et d’une grille de lecture inadéquate ou obsolète.
L’ambigüité est levée dès lors où on cesse d’enfermer le réel dans des boîtes trop étroites. Développer son ouverture d’esprit, sa créativité et son esprit critique permet de découvrir de nouvelles perspectives et de prendre de la hauteur par rapport aux évènements.
Ainsi, qu’il s’agisse d’une situation de guerre ou de la crise d’un monde en perte de repères, l’approche VUCA permet de tracer de grandes lignes pour entamer un changement profond de soi, ou de son entreprise. Le but: sortir indemne d’un cyclone en restant habilement au centre de ce dernier. Etat, entreprise ou individu, la rigidité, le conservatisme fétichiste et le refus obstiné du changement peuvent être une cause de perdition et d’échec, dont il est souvent très difficile de se relever.
Entre la dépression et le refus du monde tel qu’il est (fanatisme, radicalisme…), d’autres fois sont possibles. Elles sont exigeantes, dérangeantes, mais vitales pour tout un chacun qui voudrait sortir grandi des grands bouleversements que nous auront irrémédiablement à vivre.
VUCA n’est pas une méthode miracle, mais juste un prétexte théorique pour parler de la nécessaire transformation de notre vision du monde. Car soit nous accompagnons prudemment et intelligemment le changement, soit le changement se fera sans nous, ou même contre nous!