«Grande» du point de vue de ses conséquences, mais certainement «petite» du point de vue de sa pertinence. Arrivée comme un cheveu sur la soupe, cette décision risque peut-être de saboter une dynamique de rapprochement économique et diplomatique entamée depuis quelques années par Rabat et Bogota.
Beaucoup ont attribué ce revirement à l’ancrage idéologique de Gustavo Petro.
Effectivement, le nouveau président colombien a eu, durant sa jeunesse, une période révolutionnaire, puisqu’il fit partie du mouvement de guérilla révolutionnaire M-19. Plus tard, en 1991, il troqua, après un passage en prison, le costume de guérillero contre celui de parlementaire en intégrant le jeu politique, mais tout en gardant un fond idéologique de gauche, celui de la «théologie de la libération», puisqu’il est aussi ouvertement catholique.
Certes, la gauche radicale latino-américaine, qu'elle soit bolivarienne ou marxiste, a toujours été autant anti-américaine que pro-révolutionnaire de par le monde. Cela, sans qu’à aucun moment le réalisme et l’intérêt objectif et concret de leurs pays ne soit pris en compte. Les résultats furent souvent catastrophiques à quelques exceptions près (ex: le Brésil).
Cette lecture est certainement à retenir pour expliquer le virage diplomatique de Bogota, mais elle demeure bancale si l’on n’inscrit pas la doctrine diplomatique colombienne dans la longue durée.
Car, que les gouvernements soient de gauche ou de droite, la Colombie a toujours fait partie des rares pays ayant choisi Washington comme point d’ancrage géopolitique et comme boussole diplomatique.
A partir de 1918, sous la présidence de Marco Fidel Suarez, la Colombie adopta une nouvelle doctrine diplomatique théorisée par ce dernier. Elle portera le nom de «Respice Polum» en latin, et de «Mirar hacia el norte» en espagnol, soit littéralement «regarder vers le nord».
Fondée sur un principe de loyauté absolue vis-à-vis des Etats-Unis sur le plan diplomatique régional et international, elle vise à profiter en contrepartie d’un rapprochement économique important et d’une protection américaine. Elle était non seulement en parfaite adéquation avec la «doctrine Monroe», imposée par les Etats-Unis au continent sud-américain, mais elle permit également à la Colombie d’en tirer profit sur le plan économique et sécuritaire.
Ce rapprochement prit une telle envergure que la Colombie n’hésita pas à participer à des guerres menées par Washington très loin de ses frontières, comme, par exemple, la guerre de Corée durant laquelle des militaires colombiens participèrent directement aux combats aux cotés des Américains. Sans oublier les opérations militaires menées en commun contre les FARC et, sur un autre registre, contre les narco-trafiquants dans la jungle colombienne. En outre, la Colombie demeure le seul pays latino-américain associé à l’OTAN.
De même, son anti-communisme radical durant la guerre froide était un moyen de sécuriser autant les intérêts et la vision de Washington en Amérique latine que les siens.
Loin de faiblir avec l’effondrement du bloc communiste, le lien étroit qui lie Bogota et Washington continuera de prospérer, dans un contexte de renouveau du bolivarisme dans la région, avec la prise du pouvoir par Hugo Chavez au Vénézuela en 1999 et la victoire de plusieurs candidats de gauche aux présidentielles brésilienne avec Lula Da Silva en 2003, chilienne avec Michelle Bachelet en 2006 ou encore bolivienne avec Evo Morales durant la même année.
Ainsi, le récent revirement diplomatique de Bogota à travers la reconnaissance de la pseudo-RASD est en total déphasage avec la position de Washington qui a clairement tranché en faveur du Maroc en reconnaissant, le 10 décembre 2020, la souveraineté pleine et entière du Maroc sur son Sahara.
Reconnaissance qui fut clairement maintenue sous l’administration Biden.
Penser que Bogota puisse s’opposer frontalement ou du moins s’écarter si largement d’un positionnement diplomatique et géopolitique de Washington peut paraitre par bien des aspects troublant.
L’administration Biden serait-elle trop occupée à surarmer l’Ukraine dans son conflit par procuration face à la Russie? La nouvelle administration colombienne en a-t-elle profité pour s’octroyer une nouvelle marge de manœuvre diplomatique? Ou pire, Bogota a-t-elle eu l’aval de manière implicite de Washington? Ces questions mériteraient un développement plus approfondi.
Cependant, un changement de paradigme au sein de l’establishment colombien semble s’opérer depuis quelques années. Un rapprochement en douce avec la Chine a été entamé il y a quelques années, sous la forme, par exemple, d’échange d’étudiants, de documentaires élogieux du modèle de développement chinois diffusés dans les médias, ainsi que des projets de construction d’autoroutes menés par des entreprises chinoises.
Sur le plan diplomatique, l’ancien président colombien Ivan Duque s’est rendu en 2019 à Pékin pour discuter des perspectives de développement des relations bilatérales. Durant la même année, l’ancien dirigeant est allé même jusqu’à entrevoir la possibilité pour son pays d’adhérer au projet chinois de la Nouvelle Route de la Soie (BRI -Belt and Road Initiative).
Mais l’année 2020 fut celle de l’accélération de ce rapprochement, notamment en raison de la crise sanitaire due au Covid-19. En effet, ayant été l’un des pays les plus touchés par la crise en Amérique latine avec 80.000 morts, et ne pouvant compter sur l’aide américaine durant la pandémie, la Colombie accepta l’aide sanitaire proposée par la Chine. Cette aide a pris la forme de livraisons d’appareils respiratoires, de kits de test, de masques et d’autres équipements. Sur le plan vaccinal, 76,6% de tous les vaccins reçus par la Colombie proviennent de la compagnie chinoise Siovac Biotech.
Sur un autre registre, celui du conflit-russo-ukrainien, la Colombie a certes condamné la guerre menée par la Russie, mais tout en soulignant qu’elle était juste associée de l’OTAN, et non membre, et que de ce fait, elle n’était pas concernée par l’article 5 du traité, celui de la solidarité militaire automatique.
De même, elle a clairement annoncé qu’elle n’allait fournir aucune aide militaire à l’Ukraine.
Cela étant, peut-on conclure que la Colombie a décidé de larguer les amarres en se détachant graduellement de son alignement sur la politique extérieure américaine? Officiellement non, puisque la position formelle de Duque était de renforcer les liens avec la Chine, tout en maintenant son partenariat stratégique avec Washington. Cette politique du «en même temps» sera-t-elle maintenue avec le nouveau président colombien? L’avenir nous le dira. Mais si l’on s’inscrit dans la longue durée, les constantes géopolitiques finissent toujours par l’emporter sur les alternances idéologiques ou politiques. Il est probable que dans une ou deux décennies, peut-être même avant, l’on voie cette nouvelle position colombienne comme une fausse note, dans une partition écrite d’avance par les déterminismes géopolitiques. La Colombie est là où elle est, et elle ne risque pas de bouger. Quant aux Etats-Unis, bien qu’en déclin relatif, ils demeurent et demeureront encore pour longtemps la première puissance hégémonique, au moins au niveau du monde occidental et des Amériques.
La temporalité des Etats n’étant pas celle des individus, tâchons de ne point voir une défaite ou un échec là ou il s’agit d’un simple écart momentané par rapport aux tendances de longue durée.