La cuisine comme champ de bataille

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ChroniqueUne guerre culinaire se mijote depuis quelques temps sur les réseaux sociaux autour de l’appartenance de certains plats au Maroc ou à l’Algérie. Les enjeux de la valorisation de la gastronomie dépassent en ce sens les retombées économiques ou les aspects socio-culturels pour toucher au géopolitique…

Le 21/05/2022 à 10h59

Une guerre culinaire se mijote depuis quelques temps sur les réseaux sociaux autour de l’appartenance de certains plats au Maroc ou à l’Algérie.

Tout y passe: comblement des lacunes par des vols et des pillages de recettes et d’images à tel point que des photos de mets de chefs marocains ont servi allègrement d’illustration et de publicité touristique de l’autre côté des frontières (voir, en ce sens, une photo du chef Nadia pompée il y a quelques temps par le journal Ennahar), falsification du contenu Wikipédia, systématiquement assailli par des équipes mobilisées pour modifier les pages liées au Maroc afin de les remplacer par l’Algérie ou plus généralement par le Maghreb pour mieux noyer le poisson.

C’est ainsi que l’article de l’encyclopédie collaborative relatif à l’arganier, pour ne parler que de liens à la cuisine et que de cet arbre endémique du Maroc où il est présent depuis des milliers d'années le long de forêts réputées, a connu plusieurs tentatives d’en exclure le pays hôte à la faveur de l’Algérie.

Or, une brève recherche sur ce sujet nous conduit à un article de la «Revue des sciences naturelles appliquées» datant de 1895 où l’on apprend que pour les semis du Jardin d'essai d'Alger, des graines d'arganier ont été rapportées du Maroc en 1891 et qu'«à l'exception des plants actuellement au Hamma et quelques sujets rabougris ailleurs», il n’existe «pas d'autres Arganiers en Algérie valant la peine d'être cités». 

Il faut dire que ce duel à couteaux tirés a commencé il y a quelques années déjà sous forme de guéguerre des couscoussiers entre responsables politiques, revendiquant chacun cet incontournable mets en tant que plat national dans une tentative d’obtenir le précieux sésame de l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco.

On ne badine pas avec la cuisine!

Car, voyez-vous, le boire et le manger sont loin de constituer des thèmes mineurs.

Les enjeux de la valorisation de la gastronomie dépassent en effet les retombées économiques ou les aspects socio-culturels pour toucher au géopolitique.

L’art de la table, s’il est lié aux activités touristiques, permettant de goûter aux richesses d’une civilisation et de s’imprégner de la culture de la destination, permet en outre de jouer le rôle de marqueur d’une identité.

Et si la cuisine marocaine jouit indéniablement d’une ample reconnaissance internationale, comme l’attestent le nombre de restaurants portant le label marocain aux quatre coins du monde, ainsi que le nombre et le haut rang des distinctions lors de concours et autres classements, il n’en reste pas moins nécessaire de mettre les bouchées doubles.

Objectifs: dresser un inventaire des recettes et des ingrédients, sauvegarder les savoir-faire, documenter historiquement et anthropologiquement les ressources, encourager le patrimoine du terroir afin de lutter contre toutes les formes d’uniformisation…

Les petits plats de tous les jours ne comptent pas pour du beurre!

Juste dans le registre des céréales, se trouvent des plats innombrables dont les modes de préparation, les ingrédients et les noms diffèrent selon les régions: les soupes de semoule d’orge Tchicha ou Belboula; l’épaisse bouillie d’orge ou de froment appelée Tagoula ou Asida; la bouillie de blé concassé dite Herbel; la soupe d’Illane, du nom berbère de cette céréale identifiée au millet; la soupe de semoule fine dite Smida ou Hsouwa

Que dire des variétés de pains et de galettes qui n’ont d’égales que la multitude de régions, de tribus et de traditions.

Citons à titre non exhaustif: le Tanourte en vogue dans le Sud, préparé sans levure dans sa forme rustique; l'Aghrom tafernout, cuit au four; le Botbout fermenté; l'Akhebbaz de Taghazout ou de Tinjdad, cuit sur des petits cailloux dans un four… Chez les Aït Hdiddou à Imilchil, signalons l'Ahattouch, agrémenté de plantes aromatiques, et le très étonnant Bahmmou dont la préparation résulte de l’enveloppement d’une pierre ronde, de même que l’Abadir, ce grand pain de fête, signe de partage, mesurant près d’un mètre de diamètre, pétri par les hommes, préparé en plein air sur une pierre chauffée.

Sans oublier les pâtes, mentionnées dans deux célèbres traités culinaires du XIIIe siècle: Berkoukech, Fdawech, Dwida et autres Mhamssa dont les femmes étaient les spécialistes hors pairs.

Mais quitte à mettre les pieds dans le plat aux yeux de certains, et tout en demandant une protection contre les falsifications et les pillages, je refuse d’investir le patrimoine culinaire comme une arène.

Qu’on le veuille ou pas, il existe, au-delà des divergences, des plats communs, développés ensuite selon les spécificités locales mais si profondément ancrés en terre africaine qu’il serait insensé de vouloir en faire une propriété exclusive ou de remonter vainement un historique prouvant une paternité quelconque remontant à Mathusalem.

C’est le cas du couscous et de ses variantes comme Abadaz (nom arabisé en Baddaz), confectionné avec de la semoule de maïs.

C’est le cas du Sellou d’origine berbère, dit à l’origine Asellou, qui se présente sous forme de céréales grillées et de miel et qui fut décrit par le géographe El-Idrissi comme un vieux mets africain.

Sans oublier les plats des grandes occasions comme le Thrid, décrit dans les livres médiévaux spécialisés qui en fournissent plus de vingt-six recettes dont la plus fameuse est la Lemtouniya, du nom de ces nomades sahariens fondateurs de l’empire almoravide avec Marrakech pour capitale.

Bref, et pour l’anecdote, les noms mêmes de certains plats et ustensiles forment une joyeuse macédoine et dénotent d’un ailleurs porteur de richesses.

Pour rester juste dans le cadre lexical, l’abadir est un mot phénicien intégré à la mythologie romaine, mrouzia découle de Merv en Asie centrale, jenoui est de Gênes, al-asheq vient du turc kaşık désignant la cuillère, la siniya signifie chinoise et la jabbaniya japonaise!

Que vaut donc la cuisine sans partage?

Par Mouna Hachim
Le 21/05/2022 à 10h59