Bouya Omar et autres asiles

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ChroniqueQue devient l’initiative «Al Karama en santé mentale», annoncée en fanfare avec la fermeture du site de Bouya Omar? Fermer en évoquant la dignité, c’est louable; mais quelle alternative véritable?

Le 14/08/2021 à 11h00

Des hordes de malades mentaux arpentant les rues de Marrakech, c’est ce que rapporte la presse marocaine à la fin du mois de juillet.

Même phénomène de société observé à Casablanca, dénoncé sur les réseaux sociaux et sur des sites d’information, vidéos à l’appui.

C’est d’ailleurs dans cette ville où eurent lieu deux crimes particulièrement monstrueux, en moins d’un mois d’intervalle, venant s’ajouter à d’autres de même acabit dans la région de Boudnib ou à Agadir: un en pleine rue, exécuté à l’encontre d’une fillette de six ans, poignardée alors qu’elle jouait devant le seuil de sa maison; un autre, perpétré pareillement par un forcené souffrant de sévères troubles mentaux, qui a décapité sa mère dans le domicile familial puis exhibé sa tête sur la place publique tel un trophée.

Question de base: que fait un fou sans soins et sans prise en charge au risque d’exposer la vie d’autrui à tous les dangers?

Par ailleurs, que devient l’initiative «Al Karama en santé mentale», annoncée en fanfare avec la fermeture du site de Bouya Omar?

Qu’on se souvienne en effet que durant l’année 2015, le ministre de la Santé de l’époque en avait fait une affaire personnelle («C’est Bouya Omar ou moi!», s’était-il écrié au sein du Parlement) arrêtant au final les activités de ce lieu d’asile, situé au voisinage du tombeau du santon éponyme, dans lequel 822 malades étaient séquestrés dans des conditions inhumaines choquant l’opinion publique, avant d’être dispatchés entre les différents centres psychiatriques qui n’en demandaient pas tant au vu des problèmes dans lesquels ils se débattaient eux-mêmes.

L’objectif annoncé était alors de promouvoir le bien-être mental selon une approche qui respecte la dignité des malades et leurs droits à des soins de qualité. Un hôpital psychiatrique d'une capacité d’accueil de 120 lits avait été inauguré près des lieux en 2017 et un complexe médical et social devait voir le jour, destiné à accueillir les malades et leurs proches en prodiguant soutien psychologique et services de qualification et de réinsertion sociale.

Ça, c’est dans les brochures. Dans les faits, qu’en est-il au juste? Fermer en évoquant la dignité, c’est louable; mais quelle solution véritable sur le court et le long terme, en dehors des slogans? N'y a-t-il pas moyen d’intégrer, de manière moins radiale, une perspective anthropologique à la stratégie de la santé mentale?

Khadija Naamouni, docteure en anthropologie et ethnologie, réputée pour ses travaux relatifs aux cultes thérapeutiques, précise dans son ouvrage dédié au «Culte de Bouya Omar» que l’envergure de l’opération «Al Karama» n’a pas réussi à supplanter le recours à la grâce du saint même si nous sommes loin des foules de son apogée. Et d’ajouter que le Maroc n’est pas un cas isolé.

«Comme Bouya Omar, à ses débuts, Lourdes le plus prestigieux sanctuaire de la chrétienté a traversé une multitude d’accusations sur l’exploitation et sur la situation dramatique des malades. Et ce, pendant plusieurs décennies avant d’asseoir sa légitimité cultuelle et spirituelle face à la science et la médecine.»

Qu’on se souvienne aussi que dans notre pays, les maristanes étaient anciennement implantés en tant qu’institutions sanitaires dédiées aux maladies mentales. A titre de comparaison, dans un pays européen comme la France, le traitement de la folie était dominé au Moyen Age par la démonologie et les exorcismes avant l’ère de l’internement et de l’enfermement survenue après la Révolution. Il aura fallu attendre 1838 et la loi dite «des Aliénés» pour voir la mise en place des jalons de l’assistance aux malades mentaux, en veillant toutefois à les exclure de la cité pour éviter qu’ils n’y répandent «les miasmes de la folie»…

Le plus vieux Maristane du Maroc aurait été fondé au XIIe siècle à Marrakech où il ne subsiste qu’un lointain souvenir. L’historien Abd-el-Wahid el-Mourrakouchi en dit dans son «Mo’jab», que son fondateur est le sultan Abou-Youssef Yaâqoub, en doutant qu’il y en ait de semblable dans le monde de par son emplacement, sa superficie, son architecture, son ornementation, son ameublement, ses jardins et ses cours d’eau. Trente dinars par jour étaient alloués comme rente pour les besoins en nourriture. Sans compter les médicaments, les habits des pensionnaires, les montants versés aux nécessiteux à leur sortie couvrant leurs besoins durant la période de convalescence.

Au cœur de la médina de Fès cette fois, comment ne pas citer le Maristane de Sidi Frej, fondé en 1286 par le sultan mérinide Abou-Youssef Yaâqoub! Il est situé entre le Marché des Herboristes et le Souk du henné, séparés tous deux par Bab el-Faraj (Porte de la délivrance), expliquant le nom votif de l’asile, malgré les légendes populaires tissées autour de la mémoire d’un saint, démenties par l’absence de sépulture ou de sanctuaire. Construit sur deux étages, pour les femmes et les hommes, il disposait de trente-six chambres et jouxtait un jardin servant de lieu de promenade et d’accueil de concerts hebdomadaires, utilisant en cela les vertus apaisantes de la musique.

Des spécialistes n’hésitent pas à signaler que ce Maristane aurait servi de modèle pour la mise en place du premier établissement psychiatrique en Occident, précisément à Valence en 1410. Mais lors de son séjour à Fès au début du XVIe siècle, le voyageur Hassan el-Ouazzan, dit Léon l’Africain, le décrit comme sombrant dans la décrépitude, les Mérinides ayant vendu ses biens pour couvrir une partie des frais de l’armée.

A Salé enfin, concluons ce bref tour d’horizon par le Maristane de Sidi Ben Achir que l’on peut encore visiter, fondé vers 1831 par le sultan Moulay Abd-er-Rahmane qui le dota d’une trentaine de chambres, jouxtant le saint-guérisseur dont il porte le nom et dont le sanctuaire était déjà affectionné par les malades en quête d’apaisement.

Bien d’autres Maristanes avaient vu le jour dans différentes cités, financés par les Habous, entretenus par l’Etat et par les bienfaiteurs.

Sans oublier tous ces saints thaumaturges en milieux citadin ou rural à l’image de Sidi Abdelaziz ben Yeffou ou de Sidi Messaoud ben Hssein.

Ils continuent à mener leur chemin en dehors du temps; à combler avec les moyens du bord les déficits et les désenchantements; à narguer une certaine politique et vision imbue de ses présupposées réalisations, prompte à fermer radicalement sans alternative de fond et sans aller vers davantage d’ouverture sur les réalités du terrain et sur les capacités de celui-ci à en dire autant sur lui que sur nous-mêmes…

Par Mouna Hachim
Le 14/08/2021 à 11h00