J’ai revu Hdiba, il y a peu, dans le quartier de Bukchon Hanok, à Séoul, en Corée. La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans notre bonne vieille ville de Taza, sur les marches de la Poste, nous avions, quelque chose comme dix-neuf ou vingt ans. Il était sapé comme un sénateur en fin de carrière. Il portait un nœud papillon mauve, une veste Prince de Galles, un pantalon en toile bleue, et des chaussures italiennes, beige, à bout pointu. Il était coiffé comme Georges Chakiris dans West Side Story. Les cheveux étaient gominés et ramenés en arrière. Il était fin prêt pour se rendre à l’étranger.
Il taquinait la balle, il aurait pu faire un excellent footballeur dans un club à Londres, Madrid ou Marseille. Il était malin. Il avait le sens des relations humaines. Il avait quelque chose, comme un instinct, qui le faisait sortir toujours victorieux d’une situation des plus compliquées. Ses yeux brillaient toujours. Il était diablement intelligent. Il savait saisir une balle au bond. C’était un buteur dans l’âme.
A seize ans, il a fait un voyage à Tanger et il en est revenu deux mois plus tard, avec une photo, où on le voit avec Mick Jagger et Keith Richards. Keith avait toutes ses dents, sa peau n’était pas fripée et il chantait diablement bien, l’alcool et la drogue ne l’avaient pas encore abîmé, il avait de l’allure, il faisait de l’ombre au leader du groupe. Dans l’arrière-plan, on reconnaissait Brian Jones, que sa compagne du moment avait quitté pour se jeter dans les bras de Mick.
Hdiba conservait cette photo bien au chaud. Vous imaginez bien qu’elle valait tous les diplômes ! C’est peu dire qu’elle nous a impressionnés. Nous avions une telle passion pour les Stones ! Hdiba n’avait pas froid aux yeux. Sur la photo, il se tenait comme un héritier. Il ne semblait pas impressionné par les Stones. Il était leur égal. Je parie que ce sont eux, les Stones, qui ont dû se sentir dans leurs petits souliers quand ce gamin a eu le front de vouloir se photographier avec eux.
Il nous a raconté plusieurs fois la genèse de cette photo, au cours de longues nuits de veille, où nous écoutions inlassablement l’incroyable récit. Il avait jeté nonchalamment son bras sur l’épaule de Mick, puis sur celui de Keith et enfin de Brian. Marian Faithful était dans l’arrière-plan. Il s’est plu à nous dire qu’il avait été à deux doigts de la séduire.
Revenons à la photo. Œuvre de génie, d’un photographe que vous pouviez encore apercevoir, il n’y a pas longtemps, boulevard pasteur, à Tanger, à deux pas de la librairie des colonnes. C’était un Espagnol, qui avait quitté la péninsule, après le triomphe des franquistes et qui avait juré de pas remettre le pied dans le pays des siens avant la mort de Franco. Il avait immortalisé les artistes anglais et ce jeune gamin, un Marocain, qui les accompagnait. C’était près du mur de paresseux. On voit au loin un bout du détroit. Hdiba et ses compagnons du moment sont allés ensuite, après la séance photo, au café Hafa et ils ont parlé longuement de cette périlleuse traversée que les gens n’entreprenaient pas à l’époque comme aujourd’hui sur des planches et toutes sortes d’embarcations de fortune.
Au cours de ces trois mois à Tanger où Dieu seul sait ce qu’il a fabriqué, Hdiba a appris à baragouiner l’anglais et l’espagnol. Il a rencontré des écrivains américains, français, espagnols. Il se sentait prêt à se lancer à la conquête du monde. Il a été instable à partir de là. Il a eu une forme de mépris pour nous. Il y avait quelque chose de condescendant chez lui. Nous n’étions pas dignes de lui. Nous n’avions jamais quitté notre vieille petite ville. Nous étions des espèces de paysans mal dégrossis et mal fagotés. Il ne le disait pas vraiment, mais c’est comme ça qu’il nous voyait. Tout en lui le criait fort: son regard ainsi que ses gestes…
Il savait se tenir, lui. Il avait des manières. Il n’y avait qu’à voir sa façon de marcher, de faire le boulevard, comme nous disions alors. Il faut avoir connu le boulevard Mohammed V à Taza, pour comprendre ce que cela signifie. Et il connaissait les grandes villes. Il avait séjourné à Casablanca, Marrakech… Ces deux villes étaient inscrites dans son discours comme une preuve qu’il était de la race des seigneurs. Il n’avait pas été conçu pour frayer avec des gens comme nous. Il savait l’effet que la simple mention de leurs noms produisait sur nous.
Ce n’est pas tout. Il avait fait une incursion dans la base militaire de Kenitra. Il en était revenu, avec un jean, des santiags, et mâchant du chewing-gum, comme James Dean dans la fureur de vivre. Il avait compris ce que nous étions loin de soupçonner ou de pressentir. C’est lui qui nous a fait découvrir James Brown et Otis Reading.
Il avait quitté l’école depuis longtemps et rien n’importait plus pour lui que de quitter cette rive de la malchance comme il la baptisait. Il ne tenait pas en place. Il voulait partir. Il était malade à l’idée de vieillir ici.
Il n’était pas facile d’obtenir un passeport. Il fallait être le fils d’un homme tout puissant, un capitaine d’industrie, être un héritier… Il n’était rien de ça. Avant de mourir, quand Hdiba avait douze ans, son père était le muezzin de la vieille mosquée des Andalous, et ce qu’il gagnait ne lui suffisait pas pour faire vivre sa famille. Il était contraint d’exercer un autre métier. Il faisait le porteur à la gare de la CTM.
Avant ça, il avait servi en Indochine. Il avait fait partie de ces tirailleurs marocains que la France avait utilisés, en première ligne, dans sa guerre en Asie. Il s’était battu. Comme un diable, disait son fils. Mais il n’avait gagné avec cette guerre qu’une blessure au front, qui aurait pu lui être fatale et pour laquelle la France lui versait mensuellement un pécule insignifiant, ridicule, qu’il avait renoncé à aller chercher à la poste. Il était retourné au Maroc, après l’indépendance, et il s’était réinstallé dans sa ville d’origine, où il avait trouvé cet emploi de muezzin. Il n’était pas spécialement versé dans les saintes écritures, mais il avait une voix qui, sans être belle, portait.
Hdiba n’était donc pas un héritier, mais il a su jouer et obtenir ce qu’il convoitait. Il a soigneusement graissé la patte à un rond de cuir, des plus cupides. C’est un type qui a disparu, on peut en parler de lui librement, mais je ne livrerai pas son nom pour autant. Il aimait l’argent plus que toute autre chose, il aurait bradé les siens pour une pièce ou un bol de soupe. Il rêvait d’aller à La Mecque et pour cela il était prêt à toutes les compromissions.
Hdiba connaissait le talon d’Achille de ce rond de cuir qui se sentait important, comme quelqu’un à qui on aurait attribué le privilège de faire la pluie et le beau temps. Il décidait de l’avenir des gens. Bien des hommes sont partis à l’étranger grâce à lui et d’autres ont vu s’envoler leur rêve d’exil à cause de cet homme.
Voilà. J’ignorais que Hdiba rêvait d’Asie qui était, pour lui, le continent de l’avenir. J’avais vaguement appris, un jour, qu’il faisait de la boxe thaïlandaise, et qu’il s’était distingué dans ce sport. Je croyais avoir mal entendu. Ou peut-être, m’étais-je dit, est-ce d’un autre qu’on parle. C’était en 2003. Je n’avais pas vu Hdiba depuis des années. Trente peut-être. Il ne m’était pas sorti de la tête. Il m’arrivait de penser à lui. Comme je pense à bien des gens que j’ai croisés dans mes jeunes années. C’est tout.
Puis d’autres années se sont écoulées. Un vieil ami m’a demandé si je me rappelais Hdiba. Et comment! lui dis-je. Si je me souviens de quelqu’un c’est bien de Hdiba. J’ai évoqué l’épisode de la photo avec les Stones. Il m’a dit qu’il avait fait fortune au Laos, du côté de Luang Prabang, qu’il y avait ouvert une école de boxe thaïlandaise, pour touristes argentés. J’ai quitté ce vieil ami et je n’ai plus repensé à Hdiba.
Mes pas m’ont conduit l’an dernier à Tanger. La ville a changé comme vous le savez. Je passais beaucoup de temps naguère près du théâtre Cervantès. Je ne saurais vous dire pourquoi. Je pouvais rester des heures à l’ombre de ce théâtre, qui tombe hélas en ruines et qu’on n’a pas idée de restaurer.
J’ai erré dans la ville, comme je le fais souvent. Je me suis arrêté devant la boutique du photographe espagnol. J’étais passé de nombreuses fois devant l’échoppe du photographe espagnol, sans m’émouvoir outre mesure. L’été dernier, des souvenirs ont reflué d’un lointain passé et se sont figés devant mes yeux. J’étais soudain incapable de bouger. Je suis resté là, une bonne demi-heure, à regarder la vitrine, comme si j’attendais que de cette échoppe sorte, qui sait, Hdiba ou un fantôme, le sien, pour me parler de nos jeunes années et du temps qui passe et qui ne revient pas.
J’aurais pu rester des heures. Je suis parti, contraint et forcé. De l’échoppe, est sorti un homme, qui s’est inquiété de me voir immobile devant sa vitrine. Il n’était pas discourtois. Il voulait seulement savoir si tout allait bien et si je n’avais pas besoin de quelque chose.
Je suis rentré dans ma chambre d’hôtel, qui donne sur le détroit. Je prends toujours la même chambre, depuis des années, quand je me trouve dans cette ville. J’écris. Puis quand le soir tombe, je vais voir la mer. C’est tout ce que je fais. Je rentre ensuite dans ma chambre.
J’ai revu Hdiba, plus de trente ans après, à Séoul, en Corée, ce n’était plus le jeune homme pressé que nous avions tous connu dans notre bonne vieille ville de Taza, mais un homme posé, empreint de sagesse, qui avait plaisir à revoir un vieil ami.
Il était, comme autrefois, sapé avec soin. Certes, il ne portait plus le costume, et ses jolies chaussures italiennes, mais un costume laotien. Bien que vivant à Séoul, et s’y étant établi depuis fort longtemps, il avait un faible pour ces larges robes, qui ont fait le renom des pays de la région. Son crâne s’était un peu dégarni, mais il était coiffé avec soin. Il parlait d’une voix proche du silence, qui imposait d’emblée le respect. Sa nouvelle religion l’a transformé, il n’était plus tout à fait l’homme qu’il avait été.
J’avoue avoir été déconcerté par mon vieil ami. Je n’ai pas eu de mal à reconnaître celui qui avait été notre compagnon de jeu, et qui nous dépassait d’une tête, mais j’étais déstabilisé par tant de transformations, en trente ans de temps, chez un homme. Il ressemblait si peu à celui qu’il avait été. Je n’ai jamais cru qu’on pouvait changer à ce point pour être aux antipodes de ce qu’on a été. Il était en paix avec lui-même.
Il habitait à Bukchon Hanok. Sa porte était toujours ouverte et il ne donnait plus le sentiment de vouloir vous faire une entourloupe.
Il m’a demandé des nouvelles du pays, d’une voix fébrile. Puis il m’a raconté sa vie.
En quittant le Maroc, il s’est établi en Hollande d’abord. Puis il s’est rendu en Indonésie et il avait tout de suite choisi de visiter le Vietnam.
Son père y avait naguère noué quelques contacts. Des Marocains continuaient de vivre là, et ils l’ont pas mal aidé. Tout aurait pu aller comme dans le meilleur des mondes. Mais voilà, le destin, s’en mêle quelquefois et contrarie vos projets. Hanoi est une métropole plaisante et il y avait épousé une jeune femme de bonne famille, qui était sur le point de donner des héritiers, mais elle est morte en couches et il n’a plus alors pensé qu’à quitter ce pays! Mais où pouvait-il aller?
Il y a trente ans, me dit-il, le pays du matin calme n’était pas le pays qu’il est devenu. Il sortait exsangue d’une guerre avec les frères du Nord. Les communistes avaient harcelé leurs frères du Sud. Ils voulaient mettre tout le monde sous leur botte. Personne n’aurait parié un kopek sur cette Corée devenue aujourd’hui si prospère. Hdiba a eu le nez long. Il n’a pas cherché à entrer dans des querelles ou disputes pour se convaincre que s’il y avait un pays où il fallait s’établir, c’était bien là. Il avait senti avant tout le monde que la corne d’abondance s’y trouvait.
Les années ont ensuite joué pour lui.
C’est un homme respecté, qui n’a pas été contraint d’oublier son passé.
Sa parole vaut de l’or.
Il est courtisé. Des hommes politiques de renom rêvent de l’avoir avec eux.
Je l’écoutai si attentivement. Je ne voulais rien perdre de ce qu’il me disait. Hdiba m’étonnera toujours, me dis-je.
Je me souviens de ce que ma mère disait quand il venait me chercher pour jouer avec lui au ballon ou pour grimper aux arbres… Elle répétait qu’il nous dépassait d’une tête, et qu’il irait loin de ce gosse. Il lui avait suffi de voir ses yeux, et sa manière de se tenir, pour comprendre qu’il n’était pas tout à fait comme nous.
L’homme qui a longtemps tiré le diable par la queue est aujourd’hui un homme à l’aise. Ses relations se comptent parmi les capitaines d’industrie qui ont fait de ce pays une nation à l’industrie florissante.
Nous avons fait un tour dans sa voiture, une limousine blanche. Nous avons visité tous les quartiers. Il se plaisait, à l’évidence, de servir de guide à un vieil ami, et de lui faire découvrir ce pays d’accueil qui avait été si hospitalier et si généreux avec lui. Séoul est une ville qui peut faire de l’ombre à bien des villes du monde dit développé. Regardez, m’a-t-il dit. Il n’y a pas de bidonville ni de misère criante. Tout le monde est habillé, tout le monde mange à sa faim, tout le monde va à l’école et tout le monde est soigné… On investit dans l’enseignement, les technologies de pointe et la recherche.
Les voies de communication et les moyens de transport sont des plus impressionnants.
Le civisme y est comme une religion.
Il n’y a pas un papier par terre.
On ne crie pas. On ne vous bouscule pas. On ne traverse pas les rues dans tous les sens. On fait la queue, on attend son tour, on ne klaxonne pas, on n’injurie pas les gens pour un rien, on ne se croit pas meilleur que les autres ou investi par les puissances célestes d’un pouvoir que les autres n’ont pas.
La tolérance est une vertu cardinale.
Chacun est respectueux d’autrui, et attend son tour, on parle avec calme et on ne cherche pas querelle pour un rien à celui qui n’a que le tort d’être votre prochain.
Personne n’affirme haut et fort qu’il a plus raison que les autres, que sa vérité est supérieure et qu’il va les châtier pour leur apprendre à vivre.
Ce pays avait pourtant bien mal commencé, m’a dit Hdiba. Cette petite Corée était, dans les années soixante, parmi les plus pauvres pays de la planète. Elle pointait avec Singapour et d’autres pays de la région dans le peloton de queue!
Hdiba avait les yeux écarquillés, en me disant cela, tant il était surpris par le miracle de ce pays qui lui avait ouvert ses portes.
Nous avons pris un verre près de la porte de Dongnimmun. Le palais de l’empereur s’y trouvait jusqu’au dix-neuvième siècle. C’est une porte imposante.
Je lui ai demandé s’il se souvenait du préposé aux passeports.
Du photographe espagnol, dans la ville du détroit, boulevard Pasteur.
Du café Hafa.
Du mur des paresseux et plus que tout, de Mick, Keith et Brian Jones.
Il a eu grand plaisir à me parler de ça. Il n’avait rien oublié. Comme s’il avait gardé tout ça dans un écrin à l’intérieur d’un coffre.
Le soir, dans sa maison, sur une colline qui surplombe la ville, il a invité des artistes et des intellectuels à se joindre à nous.
Il m’a présenté à tous ses amis et confié, quand il a été l’heure de me retirer dans mon hôtel, qu’il ne souhaitait qu’une chose, revoir notre bon pays, un jour.
Il n’était jamais retourné dans notre pays. Il y avait toujours eu quelque chose. Les années ensuite, m’a-t-il dit, se sont mises à passer trop vite, et aujourd’hui, j’ai de l’argent, mais je suis bien fatigué, je n’ai pas la force de faire un si long voyage. J’aimerais pourtant bien revoir les lieux que je n’ai plus revus, que je revois inlassablement, dans ma mémoire, quand le soir tombe et quand le jour se lève. Je donnerais tout pour revoir un petit bout de pays. La prochaine fois, apportez-moi un peu de cette terre, la nôtre, si vous revenez par ici.
Il était l’heure pour moi de quitter, Hdiba, mon vieil ami. J’avais un avion à prendre le lendemain, à la première heure. Je l’ai salué. J’avais du mal à quitter mon vieil ami. J’ai posé ma main sur son épaule. Je me doutais que c’était la dernière fois qu’on se voyait. Plus rien ne sera comme avant, me suis-je dit.
Est-ce vrai, qu’il nous dépasse d’une tête, me suis-je dit.
J’avais peur qu’il entende mes pensées. C’était un renard autrefois. Il devinait tout ce qui avait cours dans notre âme ou dans notre cœur. Il lisait dans nos têtes comme dans un livre ouvert. J’ai laissé ma main sur son épaule et je l’ai regardé, sans en avoir l’air, pour repenser à la dérobée, à ce dernier jour où je l’avais vu, près de la poste, nous avions, quelque chose comme dix-neuf ou vingt ans.
J’avais peur qu’il voie dans mes yeux les traces de ce qui se tramait dans mon esprit.
Il était sapé comme un sénateur en fin de carrière. Il portait un nœud papillon mauve, une veste Prince de Galles, un pantalon en toile bleue, et des chaussures italiennes, beige, à bout pointu. Il était coiffé comme Georges Chakiris dans West Side Story. Les cheveux étaient gominés et ramenés en arrière. Il était fin prêt pour se rendre à l’étranger.