6-Un livre rareCe livre sur Conrad est un livre rare, avec des photos inédites. Il a été tiré à très peu d’exemplaires, en mai 1958. Il est épuisé. La crainte de le perdre est toujours présente, inexplicable et imbécile. J’ai perdu tant de choses, tant d’ouvrages précieux, dans des déménagements, qui n’étaient pas prévus, et que j’ai dû entreprendre parce qu’un propriétaire, abusif, voulait récupérer son bien, la chambre que j’occupais, pour la donner à une petite nièce ou à un cousin désargenté. Je le garde précieusement dans une espèce de coffre en bois, mais qui n’a de coffre que le nom que lui donnait mon amie, au cours des deux années que nous avons partagées. Je vérifie régulièrement si le livre est toujours là. Je le feuillette et le remets soigneusement à sa place.
7- MalaccaJ’ai fait, en 2013, un voyage inoubliable à Malacca, en Malaisie, je voulais voir les lieux où avait vécu l’auteur de la Folie Almayer. Tout cela est dans un coffre, un autre coffre, qui ne me quitte jamais, et où je range tout : l’enfance, l’adolescence, la moindre parole, les rires, les larmes, les rêves, les blessures... Un singulier arc-en-ciel, dans un coffre d’un bois rare, inédit, que personne ne peut voir et qui pourtant est tellement là ! Je n’ose pas imaginer ce que je peux être sans lui et si, en son absence, je peux avoir un sens quelconque.
8-KamelJ’ai bientôt vingt-quatre ans et j’ai envie d’être heureux, quelqu’un cogne avec des poings furieux à l’intérieur de ma poitrine, pour me rappeler qu’il faut se dépêcher de vivre. Je m’éloigne du Divan, à petits pas. Sur le parvis de l’église Saint-Germain, il y a une jeune femme, qui joue de l’accordéon, et qui danse, au milieu de cinq musiciens harnachés de couleurs chatoyantes, pour célébrer la vie. Ils doivent être originaires de la Nouvelle-Orléans. Mon frère Kamel, mon bien-aimé frère, était féru de jazz. Il était talentueux et très sensible. Il aimait beaucoup, lui aussi, Agadir, de Khair-Eddine. Il l’avait annoté dans tous les sens. C’est à moi qu’il a laissé cet exemplaire, dans une enveloppe, en papier kraft. Il y a encore tant de choses, sur Kamel, que je n’ai pas dites, je ne sais pas si je les dirai un jour. Cela n’est peut-être pas nécessaire. Elles sont là, rangées soigneusement. Le coffre est lourd certaines fois. Trop lourd pour les épaules d’un seul homme. Il pèse le poids du monde. Mais souvenez-vous, il y a une incomparable lumière. Le ciel est posé sur le visage des gens. Paris est la plus belle ville du monde.
9- Le pas légerJe m’efforce d’avoir le pas léger. J’ai légèrement modifié mon itinéraire. Au lieu de m’engager dès à présent dans la rue Bonaparte, qui coupe le boulevard Saint-Germain et remonte jusqu’à la rue de Vaugirard, mes pas ont choisi, sans en référer à personne, de se diriger vers la rue des Ciseaux.
10-FoujitaIl y a dans une toile de Foujita, une scène, saisie par le maître, à cet endroit de la ville, à l’angle que forment la rue des Ciseaux et la rue du Four. Il venait de poser le pied à Paris, et il ne connaissait pas la capitale française, elle était bouillonnante, pleine de vie, cela lui suffisait, tout le laisse supposer, les couleurs et le trait. Il s’était laissé aller au hasard de ses pérégrinations. Il était parti, je suppose, de la rue Delambre, où il habitait, pour rejoindre la rue d’Odessa et il avait descendu la rue de Rennes jusqu’au bout. Cette œuvre de jeunesse, qui essaie de saisir, pour le recréer, le mouvement d’une grande métropole, est exposée à Kyoto, dans la partie haute de la ville.