Je voulais organiser une somptueuse réception, chez moi. Pas beaucoup de personnes, juste 50. Mais j’ai eu peur du Moqadem qui pouvait flairer l’ambiance déchaînée après 10 mois de privation. Mais celui qui n’a qu’une seule porte, que Dieu la lui ferme. J’ai fui à la campagne!
Un site féérique. Boulaouane, dans la plaine du Doukkala. Une maison d’hôte tenue par deux charmantes femmes. J’ai concocté un de ces programmes, beslaaaamtkoum, je vous dis pas. De quoi faire oublier le Covid, ses enfants et toute sa tribu. Je n’ai invité que 30 personnes. Faut pas exagérer. Naaari la soirée, inoubliable.
La maison d’hôte, au sommet d’une montagne, surplombe un paysage de rêve, étendu à perte de vue. Un panorama fantastique sur l’oued Oum Rbii, deuxième fleuve du royaume, d’un vert-bleu cristal, bordé de vallées verdoyantes. Un tapis patchwork: des parcelles de terre hamri de couleur ocre, ou tirès de couleur noire, telle une étendue de poudre de chocolat. Une végétation dense, vert émeraude, parsemée de gros ballons d’un orange éclatant: el guer3a, la citrouille, prestige de Doukkala. Dans d’autres champs, la terre noire est ornée d’un autre prestige: de grosses pastèques, gorgées de soleil. Et les vignobles! Des rangées de vignes, branches tombantes, alourdies par de pesantes grappes, d’une rare couleur rouge violacée, aux baies pulpeuses. Une variété de raisin au cépage unique, dont la notoriété dépasse nos frontières.
Eucalyptus, lauriers roses, citronniers, orangers et grenadiers subliment le paysage. Des étendues de calcaze (colza), fleurs jaunes, saupoudrent la terre d’or. El jamra (calendula) couvre la terre d’un tapis d’un orange flamboyant.
C’est dans ce panorama exceptionnel que j’ai reçu mes invités pour se ressourcer et s’expanouir!
D’abord, visite de deux lieux uniques, qui n’existent qu’à Doukkala: le tazota, cabane en pierre sèche taillée, sans ciment, cylindrique, parfois avec deux cylindres, l’un sur l’autre. Frais de l’intérieur, il servait de salle de réception ou de refuge en été. Aujourd’hui, ils tombent en ruine, non protégés et servent de refuge aux animaux ou d’entrepôt pour la paille. Ensuite, visite d’un toufri, mot amazigh qui signifie cache: une vraie cave creusée dans la roche. On y accède par un escalier. Le toufri servait d’habitation en été et de refuge pour les familles lors des attaques par les brigands. Hélas, aujourd’hui, beaucoup de toufris sont détruits ou accueillent le bétail. Mes invités sont fascinés par tant de merveilles, mais déçus par l’absence d’intérêt pour ce précieux patrimoine architecturel.
Nous nous installons sur la terrasse qui surplombe l’oued pour savourer, loin de la pollution sonore de Casablanca, le silence paisible, entrecoupé par un chant de coq, le bêlement d’un mouton ou le battement d’ailes d’un pigeon, en respirant à plein poumon l’air aromatisé: lavande, romarin, thym, jujubier, origan, menthe, verveine, jasmin… harmonisent leurs effluves pour nous embaumer d’une senteur exaltante. A ces odeurs, se mêlent d’autres, des plus suaves: le fumet de baddaze, couscous à la semoule de maïs, spécialité de la région, mijotant sur le kanoun. Une marmite sur un kanoun où mitonne la dinde destinée à la délicieuse rfissa, version doukkali. A ces odeurs qui nous font saliver, s’ajoute celle d’un méchoui médfoune (enterré). Mais patience. Ici, le temps est plaisir et non stress. L’agneau cuit au moins 5 heures, dans un fossé creusé dans la terre, dans les cendres d’un feu de bois. L’odeur du pain qui se dégage du four en terre cuite, attise notre faim.
Pour calmer notre impatience, une surprise : la troupe de tborida (fantasia) de la région, parade militaire masculine, reprise par des femmes. Ces gracieuses amazones doukkalies des temps modernes sont les premières à avoir défié les traditions sexistes, grâce à un père de famille, rural, qui a eu l’audace d’initier ses filles.
Chut! J’entends mugir les vaches. Je cours à l'étable pour en traire une, à la main, et siroter ce lait si pur qui gicle de leurs mamelles. Le soleil se couche enfin, embrasant l’horizon, mettant fin au supplice de nos estomacs. Nous dégustons à petites bouchées succulentes, en gémissant de bonheur, la richesse d’un terroir si généreux.
Dernière surprise, une troupe musicale de la région, les 3aounyate. Sur el qa3da (table pour danser), c’est la hayha (folle ambiance). Chttaf haytafe (piétine) pour écraser le Covid. Zide dardake, 3aouade dardake (danse des pieds) pour chasser 2020. MINUIT. On plonge les uns dans les bras de l’autre: embrassade, enlacement, étreinte, accolade, bise… Finie la frustration de la distanciation. L’affectueux contact charnel nous a tant manqué !
Rassasiée par tant d’enchantement, euphorique, je m’allonge sous un figuier, enivrée par son parfum. La magie d’elgamra (pleine lune) me couvre du voile soyeux de sa délicate lumière tamisée. Le ciel lumineux scintille de centaines d’étoiles, chargées d’espoir d’un lendemain meilleur. Mon corps, mon esprit, mon âme se dissolvent dans cette volupté extrême… Quand, tout à coup, je sursaute. Un bruit effroyable: un puissant tonnerre explose ma quiétude. Affolée, je me lève. Je regarde autour de moi… Que vois-je? L’obscurité de ma chambre à coucher. Le tonnerre? C’est le ronflement de mon tendre époux, voguant dans un autre rêve. Mon monde féérique s’est dissout dans ma réalité casablancaise. Ce n’était qu’un rêve sublime. Un rêve annonciateur d’espoir que je partage avec vous, tout en souhaitant que 2021 nous comble de bonne santé, de joie et d’agréables surprises, dans un monde paisible, sain et prospère. Amen.