Pour comprendre cette violence, revenons au contexte où la peur était normale.
Les familles étaient grandes et les enfants trop nombreux. Les femmes enfantaient de la puberté à la ménopause. Elles ne quittaient pas les maisons et passaient leurs journées dans des travaux ménagers entièrement manuels, qui demandaient de l’énergie et de la patience, surtout les rurales.
Les enfants n’étaient pas scolarisés, les loisirs étaient rares: pas de jouets, mais quelques objets fabriqués avec les moyens du bord; pas de télévision, pas chaines paraboliques et surtout, pas d’internet!
Les femmes se retrouvaient toute la journée avec une ribambelle d’enfants à réguler. Les nuits étaient longues, sans électricité. Les femmes racontaient des contes aux enfants où des méchants faisaient du mal à des gentils. Le méchant est un homme, une femme, un animal, une créature fantasmatique, un vagabond.
Le gentil gagne toujours, mais reste soumis au danger et doit rester alerte. Au Maroc, lghoule (ogre) est un célèbre méchant. Le détail qu’on donne de son physique, de sa voix et de ses méfaits terrorise les enfants.
Selon les psychanalystes, la peur provoquée par les contes apprend à l’enfant à gérer ses angoisses pour mieux affronter les épreuves dans la vie.
Mais un petit chwiya, sans traumatiser l’enfant!
La peur amplifiait les interdits pour éviter aux enfants de s’exposer au danger ou de s’éloigner des adultes. La nuit, sans éclairage, les rues ou les champs devenaient noirs. Les jnouns (esprits) et l’ogresse Aïcha Kandicha, femme aux pieds de chèvre, y guettaient les imprudents. Les jnouns éloignaient les enfants des puits et de la rivière. Même dans les maisons, les jnouns étaient évoqués.
Sans électricité, on circulait avec une bougie qui formaient des ombres effrayantes sur les murs.
Certaines familles évitent de parler des jnouns pour ne pas les attirer. Pour s’en protéger, on dit tasliiiimne en croisant les mains. Au sud du Maroc, il y a ahle lakhla (les esprits du désert).
On effrayait les enfants avec Lalla Rahmate Allah (madame clémence divine). Un joli nom pour ne pas attirer le malheur. Mais l’enfant l’ignore. Naima: «j’étais terrorisé par hamrate ajjarline (celle au pieds rouges). Une ogresse qui a hanté mes nuits. J’ai compris après qu’il s’agissait du pigeon!». Dans le même esprit, dans le Souss, on invoque tabba del khir.
De nuit ou de jour, la peur était entretenue par des personnages différents selon les régions.
Il suffisait juste de taper sur le mur et dire «il arrive» ou de pousser un cri effrayant pour figer les enfants. Celui qui «arrive» c’est lghoule, boukhencha ou bouchakkara qui vole l’enfant dans le sac. Il y a khoukhou bla’ lichafou ytakhlaâ (celui qui effraye).
Au Sahara, on évoque balaze ‘younou (aux yeux exorbitants). Dans le Souss, il y a taghzente. La peur, ici, empêche les enfants de s’éloigner.
A Fès, on parle de ba’boucha. A Doukkala, il y a sbaâ boulabtayne (le lion aux multiples peaux). A Ouarzazate, c’est boukhou. Dans les tribus amazighes de Ouaouizeght, il y a le mythe de moummou boukharsa (l’homme à l’anneau), qui éloigne les enfants des métiers à tisser. La région est réputée par ses tapis, notamment à Taznakht.
Pour que la peur soit efficace, il fallait personnaliser le monstre: on montre un homme dans la rue avec un sac, un clochard, bouderbala (homme aux haillons), ou un policier. Parfois, un adulte met un masque effrayant.
Des tribus du Souss utilisaient taskkate (femme juive) afin que les enfants ne s’approchent pas des artisans et s’exposent au feu et autres dangers. Parmi les artisans, il y avait de nombreux juifs.
L’ogre peut être un animal. Dans le sud-ouest, à Aït Ouaouizguite, il y a taroucht, un animal anodin, comme un hérisson, avec des piques plus grandes.
Dans le Souss, on l’appelle tarirte. Il empêche d’aller dans les champs cultivés et les potagers.
Dans le Souss, les enfants qui refusent d’aller au msid, école coranique, s’exposent à la colère de taghate nljamaâ (la chèvre de la mosquée). Chez de nombreuses tribus amazighes, on effraye avec tasserdounde issemdale, la mule des tombes qui mange les enfants qui vont au cimetière ou qui sortent seuls la nuit.
A l’enfant qui refuse de dormir la nuit: radi ydarbake hmare allile (l’âne de la nuit va te frapper) et l’enfant peut devenir somnambule. S’il joue ou veut manger au lieu de dormir, il y a boughattate qui provoque des cauchemars terrifiants.
Omar, 53 ans: «si tu entends le mot lghoule, tu te recroquevilles et t’enroules dans la couverture». Hayat, 49 ans: «à ce jour, je ne peux dormir sans lumière!».
Certains adultes, traumatisés, ne peuvent dormir seuls dans une maison.
Aujourd’hui, les parents dialoguent avec leurs enfants, essayent de les convaincre autrement que par la peur parce qu’ils les veulent épanouis. Mais la pratique existe encore, surtout quand les parents sont stressés et n’ont ni le temps ni la patience pour convaincre. Lghoul, le policier, chouka ou labra (la piqûre du médecin) sont encore présents…
Un père, désemparé: «plus besoin de l’effrayer pour le calmer. Au contraire, tu le grondes pour qu’il bouge. Il est toujours scotché à la tablette, au smartphone ou à la télévision!».
A défaut des contes, ce sont les jeux électroniques qui se chargent de les effrayer !
Les enfants deviennent moins naïfs. Un père: «je voulais intimider ma fille de 4 ans en lui parlant de boukhancha. Elle m’a harcelé pour le voir!». Une mère: «j’ai voulu calmer mon fils de 6 ans en lui parlant de bou’ou. Il m’a demandé comment il peut se connecter à lui! J’ai failli l’étrangler ou plutôt m’étrangler!». Décidément, les générations changent! Et c’est tant mieux!