Il y a une morale en politique. Tout n’est pas permis. Il n’est pas permis d’injurier, de brutaliser… si l’on veut que l’homme ne soit pas un loup pour l’homme. L’état de nature est une chose, vivre ensemble en est une autre. Il y a des lignes à respecter quand on veut servir un groupe, faire partie d’une communauté d’hommes…
Il y a des gens qui se soucient, pour des intérêts bien compris, de mettre ce principe à mal. C’est une faute.
Invoquer l’héritage d’Ibn Taymiyya, aujourd’hui, est périlleux. Ce savant de l’Islam, comme d’aucuns le baptisent, n’a pas gagné de figurer au premier rang des hommes qui font du respect de leur prochain la pierre angulaire de leur pensée.
Il y a des hommes et des femmes de bonne volonté qui se battent sur tous les fronts, et continument, pour faire admettre une parole fraternelle. Ce serait leur faire injure que de se réclamer, et avec désinvolture, de ce qui a tenu lieu de philosophie à Ibn Taymiyya, sans savoir au préalable qui est ce personnage. Il ne faut pas jouer avec le feu.
Aujourd’hui, plus que jamais, on a besoin d’apaisement et de sérénité. Sortir le nom d’Ibn Taymiyya n’est pas le meilleur moyen de prêcher le retour vers soi, la méditation et le recueillement. Ibn Taymiyya n’est pas un exemple de spiritualité, de prière ou de don de soi.
Il ne grandit pas l’Islam.
Alors, quoi ?
Pourquoi invoquer l’héritage d’Ibn Taymiyya ?
Qui est-il ?
C’est un théologien et jurisconsulte, c’est ainsi que l’Histoire a retenu son nom. Et c’est un hanbalite, né à Harran, en 1263, dans l’actuelle Turquie, dans une famille kurde. Il est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages. On lui prête parfois, dans certaines recensions, plus de cinq cents opus. Il écrivait dans une espèce de fièvre, semblable à une ivresse. Il écrivait, quelquefois en une seule séance, tout un traité.
Mais il croisait le fer souvent avec ses adversaires. Il n’était pas le penseur soucieux, derrière son bureau, ou isolé dans sa tour d’ivoire, à méditer sur le devenir de l’homme ou sur les possibilités de vivre en bonne intelligence avec son prochain. Son principal objectif était d’anéantir, ou physiquement ou par écrit, ceux qui ne se pliaient pas à son dogme.
Sa pensée est radicale. Il veut tout soumettre à son ordre. Peu de gens trouvent grâce à ses yeux. Il fallait être ou soumis à ce qui lui tenait lieu de pensée ou ne manifester aucune existence. Il rejette Ibn Arabi et tous les philosophes. Dans Al-furqan bayna awliya’ al-Rahman wa awliya al-Shaytan, il écrit: «En vérité, Ibn Arabi et ses semblables, même s’ils affirment être des mystiques, sont plutôt des mystiques athées et des philosophes».
Il prononce même des fatwas contre les penseurs pour les condamner, de manière définitive, car ils s’aventurent, selon lui, dans la religion d’Aristote, comme il nomme la philosophie de ce dernier. Il s’en prend à Al Farabi, Ibn Sina…
Il n’accepte pas le débat ou l’existence d’une pensée autre. Il n’y a que son œuvre, sa pensée, qui compte. Il est le seul à être dans le Vrai, le Juste et le Bien. Il est celui qui sait et tous les autres sont dans l’ignorance. Ils continuent à être dans le règne de la Jahiliya. Il vilipende ses adversaires, les accuse de mécréance. Il exalte les foules et se hâte de prononcer des anathèmes pour jeter le discrédit sur quelqu’un ou sur un groupe.
Il a connu de nombreuses fois la prison. Il y trouve la mort en 1328. Il a instrumentalisé l’islam et contrefait le message sacré. Il lançait des invectives et des imprécations. Il était habité par une rage vengeresse. La vie n’avait de sens, à ses yeux, que pour combattre, et de la manière la plus violente, ceux qui n’étaient pas de son avis.
Son œuvre a grandement influencé le wahhabisme. Les salafistes, au XIXème siècle ont largement puisé dans l’œuvre d’Ibn Taymiyya. Il est aujourd’hui l’une de leurs principales sources.
Tahar Ben Jelloun a eu raison, dans ces colonnes, de se révolter, de dire que cet homme, Ibn Taymiyya, n’était pas des nôtres.
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Ibn Taymiyya a tourné le dos aux valeurs humanistes de l’islam, il a vidé l’islam de sa substance fraternelle.
Il n’avait rien à envier aux plus grands noms de l’inquisition qui ont fait régner la terreur en Europe. Il fait partie de ceux qui croient que leur vérité est une et indivisible et qu’ils ont le droit de l’imposer à autrui par tous les moyens possibles et imaginables.
Non, notre prochain n’a pas été conçu pour être soumis, par nous, à quelque vérité que ce soit. Il faut rappeler en toutes heures et tous lieux que la plus belle vocation de l’homme est de se battre pour que l’autre puisse croire librement sans être jamais menacé dans sa chair.
La seule chose qui importe, c’est de vivre en bonne intelligence. De permettre à la communauté des hommes de mener sa quête de vérité dans l’apaisement. Tout homme, comme toute femme, méritent de mener leur quête comme ils l’entendent.
Je pense à César Pavese qui écrivait, peu avant sa mort, que vivre est une aventure des plus difficiles. Il appartient à tout être de mener son «dur métier de vivre» à sa guise dans le respect de tous, c’est-à-dire sans jamais porter atteinte à personne.
Nous traversons une période difficile. Nous, hommes et femmes de toutes obédiences. De tous horizons. Ici, comme ailleurs. Il est urgent de tracer une ligne de démarcation entre ce qui nous rapproche et ce qui peut susciter les plus tragiques déchirements. Il faut dire non aux discours qui sèment la discorde, ils ne peuvent pas avoir libre cours parmi nous.
Il y a de faux prophètes, des marchands de légendes et des camelots de foire qui s’autorisent tout. Il faut se défier de ces gens, qui font croire qu’ils connaissent les saintes écritures et qui ont souvent pignon sur rues. Leur épicerie fait recette et ils s’adonnent à leur commerce en toute impunité.
La bienséance ne devrait pas accepter que de telles choses perdurent. La morale, politique, devrait leur interdire de s’aventurer dans des terres ambigües. Le machiavélisme est à bannir en religion plus qu’en tout autre territoire.
On ne peut pas prononcer certains noms trop légèrement. On ose espérer que c’est l’ignorance, et seulement elle, et non un désir de provocation qui est derrière cela.
Pourquoi Ibn Taymiyya serait-il notre héritage et notre culture ? Pourquoi recourir à la pensée d’un tel homme, aux antipodes de ce que nous sommes, quand d’autres hommes, autrement plus ouverts et respectueux, existent ?
Qu’apporte-t-il sinon les déchirements, l’encouragement à la violence ?
Notre histoire est riche d’enseignements. Et d’hommes qui ont payé souvent de leur vie un engagement de la plus grande noblesse. Je pense à Hallaj et à Ibn Arabi. Ils n’avaient en tête que de rapprocher les hommes. Ils ne se souciaient que de trouver chez eux ce qui les rapproche pour en faire des frères.
Tout être est mon être, écrit l’émir Abd el Kader, disciple du Cheikh el Akbar. Il a fait de ce crédo le socle de sa philosophie dans son livre capital Kitab el Mawakif. Sa pensée était exigeante. Elle plaçait l’homme en son centre. Il n’avait en tête que de se battre et prier pour tous les hommes, car tous les hommes sont créatures du Seigneur.
Il disait l’homme peut être mon ennemi mais jamais mon adversaire. On se souvient de l’épisode sanglant de Damas, en 1860. Quand des chrétiens, ont été menacés dans leur chair, il est sorti de sa retraite pour voler à leur secours. Il s’est mis entre eux et ceux qui voulaient les occire. Il était, mains nues, face à des hommes ivres de violence et de rage.
Il a dit: l’islam est religion d’amour et de pardon. Il a dit cela, face à des hommes qui étaient prêts à le pourfendre. Dans cet instant décisif, il n’a songé qu’à mettre en avant la fraternité de l’islam. Il a dit aussi, face à des hommes qui gesticulaient de rage: l’islam est religion de silence et de recueillement.
Il s’est toujours efforcé de trouver les voies qui pouvaient permettre à la communauté des hommes de se réconcilier quelles que soient les croyances de chacun. C’est cet homme qui avait donné toutes indications pour être inhumé aux côtés de son maître. Son tombeau à Damas, reposait sur une modeste colline, tournée vers La Mecque, dans une touchante sérénité.
Son œuvre est puissante. Fraternelle et régénératrice.
L’œuvre d’Ibn Arabi l’avait nourri dès son plus jeune âge. Il se souvenait des longues routes qu’il avait arpentées avec son père et, notamment, ce chemin qu’il avait parcouru pour se rendre en Orient sur le tombeau du grand maître.
C’est cette œuvre d’Ibn Arabi qu’il nous faut redécouvrir et diffuser largement afin que les plus jeunes y aient accès. Huit siècles après sa mort, celui qui a écrit quelques une de ses plus pages, ici, au Maroc, continue de parler et de se battre pour nous. Qu’on se souvienne de ce magnifique ver: «Car l’amour est ma religion et ma foi».
Il faudrait qu’il soit inscrit, comme une devise, sur le fronton de tous nos édifices pour rappeler, en toutes heures et tous lieux, que l’islam est religion de paix et d’amour.
Hallaj et Ibn Arabi. Nous avons besoin, plus que jamais de leur parole, et de leur présence. Qu’ils soient, parmi nous, les artisans d’une fraternité renouvelée.