La première et la dernière fois que le Maroc a gagné la CAN, la reine des compétitions africaines ressemblait encore à un tournoi de quartier. Les Marocains ne s’appelaient pas encore les Lions de l’Atlas (Kamal Lahlou n’avait pas encore déniché cette délicieuse formule). Il n’y avait ni télé, ni sponsor. Seulement la radio. Pour frimer et faire chic, on l’appelait «transistor». C’était en 1976 et je m’en souviens comme si c’était hier.
Il fallait donc coller ses oreilles au précieux transistor. Et il fallait surtout imaginer. Alors on fermait les yeux et on imaginait, on imaginait…
La voix du reporter remplaçait nos yeux et allumait des feux dans tout notre corps. Cette voix devait, avec ses vibrations et ses changements de ton, alimenter nos cinq sens à la fois. Nos oreilles guidaient nos émotions. Il fallait qu’on ressente la chaleur étouffante d’Addis Abeba, où se jouait le match décisif pour l’attribution du titre, il fallait que l’on foule la pelouse bosselée du terrain, qu’on la tourne et retourne dans tous les sens…
La voix était celle d’Ahmed Gharbi, une légende de la radio marocaine. Cette voix résonne encore dans mes oreilles de gosse, elle était si musicale et puis elle devenait chevrotante. Gharbi, à l’autre bout du monde, en Éthiopie, semblait désespéré, au bord de la crise de larmes. Et il y avait de quoi: pour son dernier match, face à la Guinée, le Maroc n’avait besoin que d’un nul pour devenir champion d’Afrique. Mais il était mené au score et il restait moins de dix minutes à jouer…
Soudain la voix crie: «Baba! Baba! Baba!» Le latéral gauche des Marocains s’appelait Baba, un sobriquet. Il venait d’El Jadida et il ressemblait vaguement à Jimi Hendrix (oui, bon). Le reporter l’a tellement couvert de louanges qu’il aurait pu lui embrasser les mains et les pieds. Baba, notre Baba national, venait d’armer une lourde frappe venue de nulle part, qui est allée «embrasser les filets»: 1-1. Le nul propulsait Baba, le capitaine Faras, Larbi, Hazzaz, Smiri, Filali, Chrif, Dolmy et les autres sur le toit de l’Afrique.
Dans mes souvenirs, et avec la seule voix de Gharbi pour titiller mon imagination et me faire voyager sur un tapis volant, cette frappe de Baba devait venir de loin, très loin, probablement de la planète Mars ou de l’époque des Almohades. Extraordinaire.
De tout cela, donc, je n’ai vu aucune image. Les images étaient seulement dans ma tête. Et la fête qui a suivi a été simple, humble, discrète. Beaucoup ne savaient même pas que le Maroc venait de gagner la CAN. La quoi?
Le lendemain de la «fête», le quotidien Le Matin a publié un magnifique poster en noir et blanc de l’équipe du Maroc. Ce poster a longtemps trôné au milieu du salon familial, comme un trophée ou un inestimable butin de guerre.
Peut-être que certains lecteurs se souviennent de cette époque, de ce temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre. Les quelques images que l’on peut voir aujourd’hui sur le Net ne rendent pas justice à cette épopée fantastique. Qui a surtout été fantastique dans notre imagination, bien sûr!
Alors voilà. Je vous raconte cette vieille rengaine parce que j’aurais tant aimé que Walid Regragui et ses Lions gagnent la présente édition de la CAN. Ne serait-ce que pour venir bousculer nos souvenirs…
Peine perdue, donc. Mais ce n’est pas si grave. Le foot n’est pas une science exacte. C’est avant tout un dopant, de l’adrénaline pure, quelque chose qui fait exploser le thermomètre de la fierté nationale. Et personnelle, surtout.