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Yasmine Chami.

Yasmine Chami. . DR

Essayiste et écrivaine, Yasmine Chami, tout en assumant le fait d’être parmi les signataires du manifeste pour les libertés individuelles au Maroc, formule des réserves sur la démarche. Voici pourquoi.

Le 25/09/2019 à 17h33

J’ai signé le manifeste dit des 490, parce que ne pas le signer aurait signifié un retrait que je n’aurais pu assumer sur la question de l’avortement.

Et pourtant, j’ai signé ce manifeste le cœur serré.

Pendant une dizaine d’années, j’ai eu la possibilité de concevoir et produire pour la télévision publique marocaine, dans mon pays, des émissions de société, dont Oussar wa Houloul, diffusée en prime time tous les vendredis à la SNRT. Au cours de ces années consacrées à l’ouverture d’un espace de paroles et d’images en darija, notre langue d’usage, d’émotions, de batailles, de revendication, celle que parlent et comprennent quasiment tous les Marocains, nous avons avec le public, les experts, hommes et femmes œuvrant dans le domaine de la santé, la justice, la gestion des institutions publiques, les témoins, participant courageusement aux débats initiés sur les familles marocaines, l’éducation, les croyances, la place de l’argent dans le couple, la pédophilie, le rôle et les contenus de l’éducation religieuse, la sexualité et entre autre l’avortement, abordé les questions qui fâchent.

Et je dois écrire ici qu’en dépit de certaines réticences des gestionnaires de l’audio- visuel public, nous avons pu travailler relativement librement sur les questions qui nous occupaient, sillonnant le Maroc pour tourner nos reportages, obtenant les autorisations de mener des entretiens au sein des hôpitaux, des écoles, des orphelinats, des communes, des Organisations non gouvernementales etc. Cette liberté de confronter les évolutions d’une société bien plus mobile, ouverte, en transformation que ne le laissent entrevoir les discours de ses représentants, nous a permis de mesurer l’écart qui existe entre les codifications restrictives des comportements des Marocains, et les réalités vécues et assumées par eux. Grace à l’engagement d’une équipe de journalistes résolus, la petite société de production que je dirigeais alors a pu modestement initier un travail de réflexion populaire, mais aussi de transformation du regard sur soi du public marocain.

Il ne peut y avoir de construction d’une société assumant les valeurs individuelles et de disposition de soi qui sont les conditions mêmes de l ‘installation dans ce qu’on appelle la modernité, sans prise de conscience que ces valeurs sont déjà vécues et revendiquées par nos concitoyens dans notre société. Cet engagement a vu le jour et a accompagné les débuts du règne de Mohammed VI, au cours duquel la société marocaine a connu un mouvement d’émancipation important, consacré en 2005 par la réforme du code de la famille. Elle s’est achevée avec l’arrivée au pouvoir, après un processus électoral assez libre, des islamistes dont la formation politique, le Parti de la Justice et du Développement, était alors dirigé par leur leader, M. Abdelilah Benkirane. 

Il est vrai que notre société est complexe, ses ancrages sont divers, ils témoignent d’une profondeur historique, et seule une archéologie des croyances et des représentations peut tenter d’en rendre compte. De même que le rapport des Marocains à l’Etat central, à l’autorité de cet Etat, est construit sur une très ancienne cohabitation, une négociation subtile et permanente entre blad essiba et blad el makhzen, de même la question des libertés est posée dans une sorte de dilemme qui semblait quasi résolu jusqu’aujourd’hui entre visibilité de l’adhésion aux anciens codes -qui régissaient les rapports entre dominants et dominés, adultes et enfants, hommes et femmes- et invisibilité des pratiques réelles, bien plus transgressives de l’ordre affiché que ne le laisserait supposer un regard superficiel.

Depuis une dizaine d’années, en apparence, bien plus longtemps en réalité, nous subissons une nouvelle «effraction», après l’effraction coloniale qui nous a longtemps questionnée, faisant basculer nos représentations, ouvrant par la force un espace de réinvention de soi après les années de confrontation avec une civilisation plus forte techniquement, militairement, économiquement et administrativement.

La rencontre avec, ce que nous appelons avec une certaine facilité, l’Occident résulte pour une grande partie d’une défaite et d’un processus d’occupation de la terre …et des esprits. C’est pourquoi la question des libertés aujourd’hui, lorsqu’elle est portée au débat exclusivement par les élites «occidentalisées», ne peut faire sens pour la majorité des Marocains. Elle apparaît comme une sorte de «luxe», un privilège supplémentaire à l’usage de ceux qui, jouissant déjà dans leur pays de toutes les commodités, s’exaspèrent de ne pouvoir parfaire l’illusion où ils sont de vivre hors sol.

En ce sens, cette question des libertés, lorsqu’elle est instrumentalisée à des fins de buzz médiatique, pour l’usage de Marocains échappant à la réalité du Maroc quotidien, peut apparaître comme décalée, et même exogène…Ce qu’elle n’est pas.

Ce hiatus social qui scinde le Maroc en deux groupes apparents, entre lesquels le fossé va s’élargissant -les bénéficiaires d’une organisation moderne de l’Etat, du libéralisme apparent de l’économie, de la réorganisation des savoirs et des privilèges qui vont avec leur répartition, et les déshérités, ceux qui sont massivement exclus des bénéfices de cette modernité, parce que l’éducation nationale ne joue pas son rôle, ou le joue mal, elle qui est devenue le parent pauvre malmené par les enjeux idéologiques opposant faiblement les modernistes aux islamistes- est propice au développement de discours dits populistes, qui réactivent une tradition réinventée par leurs soins.

C’est au nom d’un ethos non contrarié d’Arabes et de Musulmans, que ces nouveaux croisés vont prêchant le retour au temps de la prophétie, de la charia, de l’Islam supposé pur, confondant joyeusement réalités historiques et fictions idéologiques, fantasmant sur un Islam puissant qui restituerait aux hommes une virilité menacée par l’intrusion des femmes dans l’espace public, par la non maîtrise de ces nouveaux référentiels exogènes imposée par la «domination occidentale» et ses affidés.

Mêlant avec une dangereuse incohérence les références prophétiques et l’horizon d’une société réislamisée selon le référentiel wahabite, faisant le lit d’un analphabétisme et d’une méconnaissance par les Marocains de leur propre histoire, encouragée par la réécriture de l’histoire politique et sociale au profit exclusif de l’institution monarchique et de sa glorification, ce discours a gagné du terrain parce qu’il permet à une majorité de Marocains, déboussolés par le fonctionnement d’une société qui ne remplit qu’une très petite part du contrat social implicite, tant la corruption et l’enrichissement des cercles du pouvoir ont décrédibilisé les institutions, de donner un sens à leur propre désarroi, de désigner un bouc émissaire à portée de main, susceptible par son sacrifice revisité de conjurer une chute dont nul ne prédit l’issue.

Cette victime expiatoire, incarnée dans le corps des femmes, est ce qui mobilise, aujourd'hui, l’attention des «Modernes». Au détriment souvent, et c’est alarmant, de la victime principale qui elle n’a pas de sexe, parce qu’elle les a tous, le corps social, malmené, exsangue, et donc affaibli, investi par des discours aussi étrangers les uns que les autres à ses maux réels, qui sont l’éducation, la santé, le logement, la citoyenneté, la circulation, et enfin les usages de soi.

Autrement dit, la signature de ce manifeste initié depuis Paris pour partie, donc par des observateurs qui ne sont pas confronté au courage, à la vaillance, aux périls que traversent chaque jour les Marocains non seulement pour survivre, mais pour exister, aimer, travailler, rire, pleurer, croire en l’avenir envers et contre tout et tous, m’a exposée à un dilemme.

Je l’ai signé finalement, parce que je ne peux pas laisser penser, dans un monde ouvert, où la médiatisation règne, que nous, qui vivons dans notre chair, sur notre terre, ces tensions, ces contradictions et ces violences, serions étrangers à une revendication qui est notre depuis longtemps.

Mais nous savons, au-delà des flamboiements médiatiques, que la bataille est ici, chez nous, et qu’elle se mène au jour le jour, dans des confrontations, des prises de position, des engagements quotidiens et souvent invisibles.

Le 24 septembre 2019Yasmine Chami

Par Yasmine Chami
Le 25/09/2019 à 17h33