On dit que pour connaître un homme, il suffit parfois de regarder ses dents et ses chaussures. Parce qu’elles disent tout. Elles ne mentent jamais. On peut aussi observer sa façon de conduire en voiture. Ou de marcher seul dans la rue. Au-delà, il s’agit de la manière dont tout un chacun se conduit face aux autres et à cette foule d’inconnus qu’est la société.
Vous me suivez?
Il y a dans cette conduite, en voiture ou à pied, une façon de prendre le pouvoir et de l’exercer sur les autres. Votre volant et vos pieds sont des révélateurs. Vous pouvez faire attention aux autres ou, au contraire, faire preuve du plus grand égoïsme.
Tous ces indicateurs, qui ne sont inclus dans aucun programme de développement humain, sont concentrés dans le fameux feu rouge/vert. La décision de rouler ou de marcher prend une importance capitale. Mais si le conducteur risque une amende quand il brûle un feu rouge, le piéton risque sa vie s’il brûle un feu vert.
Amusez-vous à mesurer le goût du risque et de l’aventure chez les uns et les autres. Derrière, vous pouvez déterminer tout un pan de leur personnalité.
Mais le vrai test en société s’appelle le passage piéton. Quand il existe, bien sûr.
Le passage piéton est la première chose qui s’efface quand la chaussée est usée par le temps: ça veut dire qu’il a été posé à la va-vite, n’importe comment. Et c’est la dernière chose que l’on repeint quand on réaménage la chaussée: ça veut dire que l’on y pense en dernier. C’est un vrai test de personnalité pour l’État, pour la ville, la commune. Qui ne sortent pas grandis de l’exercice.
En parlant de ville, Tanger est la seule (peut-être aussi certaines localités dans le Nord) où le respect du passage piéton est total. C’est un plaisir de marcher et surtout de travers les rues de cette cité, pourtant étroites et surchargées. C’est tellement rare que cela devient phénoménal. Comment expliquer l’exception tangéroise? Ce civisme phénoménal?
Faites l’expérience, mettez un pied sur le fameux passage, la voiture du Tangérois se fera un plaisir de freiner en crissant des pneus. Rien que pour vos beaux yeux. Pourquoi tant de politesse? Pourquoi ici seulement, et pas ailleurs dans le plus beau pays du monde?
S’il y a un hit-parade des villes, Casablanca arriverait certainement en queue du classement. C’est le cancre national. La traversée du passage piéton ressemble à un duel à distance entre la voiture et le marcheur. Comme dans un bon vieux western spaghetti, l’affaire se règle aux regards. Duel psychologique. Les yeux dans les yeux. Un coup d’œil et pan! L’autre est immobilisé sur le sol…
Je vous parle de ces considérations terre à terre parce qu’un ami avocat m’a raconté une drôle d’affaire. Son client a été renversé par une voiture. Sur le passage piéton, dit-il. Non, prétend l’automobiliste. Les assureurs sont entrés en ligne. Il s’agit d’évaluer le montant du dédommagement. Qui varie selon le théâtre de l’accident: sur le passage piéton ou en dehors.
C’est comme un penalty en foot. Il faut convoquer le VAR pour savoir si la faute a été commise à l’intérieur ou à l’extérieur de la surface. La sanction change du tout au tout.
Oui, mais voilà. L’accident a eu lieu sur un passage piéton qui n’a pas été repeint depuis la fin des travaux. Pour la victime, il existe toujours. Pour le coupable, non. Pour la ville, il a été déplacé d’un endroit à un autre.
Alors, c’est la faute du piéton? Du conducteur? De la ville? Penalty ou pas penalty?