J’ai dirigé autrefois une des plus grandes mines de phosphate du monde, à Khourigba. C’était au temps de ma jeunesse folle, comme dit le poète: j’avais vingt-six ans.
Par la suite, l’Office Chérifien des Phosphates m’affecta à la Direction commerciale et m’envoya en Asie du Sud-Est. Pendant quelques années, je vendis quelques millions de tonnes du précieux minerai à la Chine -souvenir impérissable d’une madame She, membre du Parti communiste et mon adversaire dans les négociations, qui me glaçait d’effroi-, à l’Inde -où êtes-vous, messieurs Bhalla, Aguerwala, Patel?-, à la Malaisie du fameux docteur Mahathir Mohamad, à l’Indonésie où je faillis mourir après avoir mangé un petit morceau de serpent frit aux fines herbes…
C’est en souvenir de ce passé déjà lointain -qui fait entrevoir une certaine compétence dans le domaine du P2O5- que des amis m’ont demandé ce qu’il fallait penser de la fracassante annonce, la semaine dernière, de la découverte d’un gigantesque gisement de phosphate en Norvège. On a parlé de 70 milliards de tonnes, soit l’équivalent des réserves connues à ce jour. Et des commentateurs malveillants de se réjouir de la fin de l’hégémonie marocaine dans ce domaine…
On se calme.
1. Tout d’abord, le gisement de Rogaland est connu depuis des décennies. Plusieurs rapports géologiques le mentionnent explicitement. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. La seule nouveauté, c’est que la compagnie Norge Mining a obtenu la licence nécessaire pour effectuer des études de faisabilité pour voir s’il serait rentable d’exploiter ce gisement.
2. L’important dans un gisement minier, c’est la teneur en minerai. Si Trucmuche possède 1 milliard de tonnes de n’importe quel minerai avec une teneur de 10%, ce n’est pas grand-chose si ses concurrents ont des teneurs de 30%. En effet, ces derniers auront des coûts de production bien inférieurs et Trucmuche ne pourrait jamais faire de bénéfice avec son milliard de tonnes. Un milliard… Ça fait riche, mais ça ne vaut rien, parfois.
Or, quelle est la teneur de Rogaland? Entre 4 et 5%. Ce n’est pas beaucoup. Dans le reste du monde, c’est plutôt 10% -et plus encore au Maroc. Le gisement norvégien, si jamais on l’exploite, sera difficilement rentable.
3. D’autre part, les gisements sédimentaires -comme ceux du Maroc- sont plus faciles à exploiter qu’un gisement contenu dans de la roche dure, comme à Rogaland. À Khouribga, je m’amusais à ramasser du phosphate à mains nues, comme si c’était du sable sur une plage, ce qui me permettait parfois de trouver des petits fossiles vieux de plusieurs millions d’années. Essayez de casser une roche à mains nues…
Extraire l’élément phosphore d’une roche ignée, très dure, suppose d’abord de briser finement ladite roche, puis de traiter le résultat par flottation ou magnétisme. Tout cela demande du temps et beaucoup d’énergie. Et c’est très coûteux; ce l’est encore plus si la teneur est faible, comme on l’a vu plus haut.
4. Le gisement de Rogaland se trouve à plusieurs kilomètres (!) sous terre. En plus des coûts déjà cités, s’ajoute donc celui d’apporter le minerai en surface -«sur le carreau», dans le jargon des mineurs.
Tout ce qui précède montre bien, je l’espère, que l’exploitation d’une ressource minière est un problème économique et non géologique. Le géologue peut jongler avec les milliards de tonnes: si ce n’est pas rentable, ce n’est pas rentable.
Enfin, je voudrais souligner un détail important: le communiqué qui a circulé la semaine dernière prétendait que les réserves du Maroc se trouvent au Sahara, du côté de Laâyoune. C’est un mensonge éhonté: 98% des réserves marocaines sont au centre du pays, dans les Ouled Abdoun, les R’hamna, Meskala, etc., en particulier du côté de Khouribga et de Benguerir. Je sais de quoi je parle: j’ai habité et travaillé dans ces deux villes chères à mon cœur. Le mensonge flagrant du communiqué trahit son objectif: nous nuire.
Pour résumer: on a connu, dans le passé, ce genre d’annonce spectaculaire qui finit par faire pschit. La plus récente a, en plus, un but politique, malveillant, dirigé contre notre pays.
J’espère avoir rétabli une vérité et rassuré mes compatriotes, surtout ceux que je rencontre chaque matin à Benguerir quand je vais prendre mon petit déjeuner dans une modeste mahlaba, pas loin de mon coiffeur au jean déchiré–, mais ça, c’est une autre histoire.