Fin des années 1980. Dans le cadre de ma recherche doctorale, je devais mener une enquête sur la sexualité des femmes marocaines. Ambitieux, non? Me voilà donc armée de mon questionnaire, prête à interroger des femmes sur leur… euh... sexualité. En arabe dialectal, s’il vous plaît. Parce que les mots savants en français passent avec une femme qui parle français. Mais la grande partie de mon échantillon, analphabète, ne parlait que Darija.
Le problème? En arabe, la terminologie sexuelle est soit vulgaire, soit introuvable. J’ai dû inventer un dictionnaire parallèle de mots pudiques. Ainsi, au lieu de dire crûment «relations sexuelles», je disais lahlal (le licite). Je ponctuais chaque question de hachak (sauf votre respect), pour ne pas transgresser la hchouma, rester halal, quoi!
J’utilisais des paraphrases, tournais autour du pot: La haya’ fiddine (pas de pudeur en religion).
J’étais une jeune étudiante fraîchement débarquée de Paris, très moderne et pleine d’assurance. Mais les femmes rurales m’ont scotchée! Elles parlaient de sexualité avec un naturel déconcertant. L’accouplement était, pour elles, un acte naturel. Elles étaient habituées aux saillies des animaux. Aucune gêne. Elles m’ont libérée. L’une d’entre elles m’a même dit: «Pourquoi es-tu gênée, ma fille? Tu rougis, tu bégayes, tu veux dire quoi? Quand mon mari me monte? Gouliha goud (dis-le directement).»
Moi qui faisais une étude titrée «Au-delà de toute pudeur», pensant que j’avais franchi un cap en matière d’audace, j’ai été choquée. Je pensais briser quelques tabous, les paysannes venaient de dynamiter les miens. Une vraie leçon d’humilité!
Lorsque cette étude a été publiée, je n’ai eu conscience que j’avais brisé des tabous que lorsque les journalistes m’ont félicitée pour mon cran. Si j’avais pu en mesurer l’ampleur à l’époque, je ne pense pas que je l’aurais publiée.
En parler avec mon père, Allah irahmou? Une autre affaire. Certes, c’était un féministe avant-gardiste mais il m’était impossible d’évoquer ces sujets avec lui. Lorsqu’il m’a demandé le thème de ma thèse, j’ai répondu, pudiquement: «L’éducation des Marocaines, leur mentalité, les maris, les enfants, etc.»
Je suis certaine que le reste lui a été transmis par ma mère.
Mais, venons-en au clou du spectacle: ma conférence. Un jour, mon père m’annonce calmement et peut-être même avec une once de fierté: «Le président de la Commune de Ain Chock aimerait que tu donnes une conférence sur ton livre, dans l’enceinte de la Commune.» Ouahou ! Sueurs, trac…
Impossible de me débiner. Le président faisait partie de l’USFP, parti politique de gauche, celui de mon père. Leur lien était donc sacré. Mais, attendez la belle surprise! Le président m’apprend que la conférence sera donnée en langue arabe. J’avale ma salive de travers. Pour me rassurer, il ajoute : «Non, pas l’arabe classique, plutôt une darija nqiya (un dialecte propre) pour que cela soit accessible au public!». Comme si j’étais capable de tenir un discours en arabe classique! Mon père se retire discrètement, sans me défendre, gêné, car son ami usfpéiste venait d’apprendre que j’étais nulle dans cette langue.
«Plus rien ne m’effraie. Pas même les barbus furieux. Ils sont parfois les catalyseurs de débats passionnants.»
— Soumaya Naâmane Guessous
Imaginez! Ma première conférence, en darija, dans une commune, sur la sexualité, en présence de mon père et de tout un bataillon d’usfpéistes qui me connaissaient depuis toujours!
La veille, j’ai eu droit à une insomnie, des palpitations, des sueurs froides ainsi qu’à un petit bonus intestinal que la décence m’interdit de nommer.
Je monte sur l’estrade, blême, le cœur affolé. Je m’enfonce dans ma chaise de condamnée à mort. La boule au ventre. Mon père, stoïque, me regardait comme pour me dire: «C’est pour la patrie, ma fille».
Je débute avec des versets du Coran relatifs au mariage, des hadiths sur la tendresse du Prophète envers son épouse Aïcha, histoire de me bâtir un mur anti-fatwa.
Ma frayeur commence à s’atténuer. Et c’est là qu’un homme se lève et hurle: «Femme ‘arya (dénudée). L’État nous ramène une mécréante pour détruire nos valeurs, pourrir nos femmes. Encore une de ces féministes dépravées qui condamnent la famille, le mariage, les enfants pour être libre de…». Des employés de la commune s’empressent de le neutraliser. C’est alors que, par je ne sais quel miracle, cette phrase a franchi mes lèvres: «Laissez-le s’exprimer!»
Une fois son déversement verbal achevé, je me transforme en diplomate de l’ONU, même si, dans mon for intérieur, je voulais le réduire en miettes: «Merci, monsieur, pour votre intervention. Seulement, j’aurais préféré des mots plus doux. Le Prophète lui-même recevait des mécréants sous son toit, avec courtoisie, à commencer par son oncle (et père adoptif), mort sans se convertir à l’Islam. Je vous invite à rencontrer ma famille. Vous verrez qu’il n’y a rien de satanique en moi».
En essayant de m’anéantir, cet homme venait, en réalité, de me lancer une perche que je devais saisir intelligemment.
Mon agresseur, barbu, tache noire «de piété» sur le front, qamis afghanisé, prit sa tête entre ses mains, me regarda, hésita un instant, puis, s’approcha de moi: «Je ne salue pas les femmes... Je vous embrasse le front».
Il s’exécuta, s’excusa auprès de ma mère, de mon père, de mon mari. L’incroyable venait de produire. Quant à moi, je découvre que même les plus virulents peuvent être touchés… par des propos bien ficelés.
J’ai appris, depuis, que chaque situation que nous vivons, même la plus pénible, est une expérience qui, si nous savons en tirer profit, nous renforce. Depuis, plus rien ne m’effraie. Pas même les barbus furieux. Ils sont parfois les catalyseurs de débats passionnants. Ils me poussent à donner le meilleur de moi-même, me font sortir de ma zone de confort et m’obligent à approfondir mes sujets.
Telle fut ma première expérience, fort enrichissante, que je voulais partager avec vous, aujourd’hui, pour éviter de vous livrer un article trop sérieux. Par les temps qui courent, où l’actualité est morose, j’ai choisi un peu de légèreté.





