Nous avons, outre le cœur, un autre lieu où les émotions se rassemblent, où les sentiments trouvent leur poids, leur chaleur, leur vérité: ‘lkabda’ (le foie).
Dans notre culture arabe et amazighe, le foie occupe une forte place symbolique. Dans l’Arabie ancienne comme dans la poésie préislamique, le foie était considéré comme le siège des émotions vitales. On disait ‘kabadî’ pour évoquer ce que l’on a de plus précieux.
Chez les Amazighs, le foie était aussi vu comme un organe chaud, associé à la vie, à la force intérieure, à la protection.
Si le cœur ressent, c’est ‘lkabda’ qui garde et protège. Dans notre poésie populaire, les voix qui chantent et celles qui bercent, ‘lkabda’ est un symbole, un refuge, une vérité intérieure. Dire: «‘nti lkebda dyali’ (tu es mon foie)» , n’est pas un simple mot tendre. C’est ouvrir un lieu essentiel de soi, une part vitale.
Ce sont les femmes qui tissent la langue affective, dans les maisons, autour des enfants, dans les confidences, dans les chuchotements. Elles parlent de ‘lkabda’ comme d’un espace où se loge la peur, l’amour, la douceur, la blessure.
Les mères utilisent avec tendresse le diminutif ‘lkbida’. Elles appellent leurs enfants ‘lkbida dyali’ (mon petit foie), comme si ce mot suffisait à dire l’inquiétude et la protection. Cette appellation traverse les générations, se transmet comme un trésor discret. Les grands-parents nomment leurs petits-enfants ‘lkabda lamâaouda’, (le foie renouvelé), une tendresse infinie, plus intense que celle pour ses propres enfants.
En amour, ‘lkabda’ devient plus intime. Une femme peut dire à son bien-aimé: ‘kbida dyali’. Mot précieux, qui enveloppe l’autre d’une chaleur profonde. Le dire, c’est dépasser le simple attachement. C’est reconnaître en l’autre une présence intérieure, une place difficile à nommer autrement.
Rarement l’homme dit ‘lkbida dyali’ à son amoureuse. S’il le dit dans un moment de vérité, de vulnérabilité, de profondeur, la femme ressent une décharge de tendresse.
Il y a dans ce mot une émotion singulière, un poids délicat qui révèle beaucoup. ‘Lkabda’ devient alors le siège d’un amour contenu, dense, instinctif.
Dans notre poésie et nos chants populaires arabes, ‘lkabda’ est présente. Elhamdaouia chantait cet amour qui brule le foie, ‘l’hob hraq lkabda’. Dans l’aïta, les voix féminines appellent ‘lkabda’ à la patience, ‘ya lkebda sabri’. ‘Lkabda madlouma’, meurtrie par la trahison. Dans le chaâbi, les chanteurs racontent l’amour qui fait bouger ‘lkabda’, l’attente qui la fatigue, la séparation qui la rend malade.
Dans la poésie du melhoun, on évoque ‘lkabda tfakat’, le foie fissuré par une douleur intense.
Dans notre culture amazighe, ‘tassa’, le foie, est souvent chanté. ‘Tassanou’, mon foie, exprime une profonde affection.
«‘Lghorba’, l’exil, l’éloignement de ses parents ou de sa patrie évoquent le foie pour exprimer la nostalgie et la douleur. ‘lghorba tahrake lkabda’»
— Soumaya Naamane Guessous
Les chants populaires sont très riches en images du cœur, du foie, pour parler de passion, de douleur, de la destruction du corps par l’amour, à partir de ‘lqalb’, le cœur, et ‘lkabda’, des lieux où brûle le désir qui consume le corps et l’esprit.
‘Rabbite ‘like lkabda’, «j’ai appris à t’aimer». ‘Lkabda s’iba’, «le foie est pénible quand il s’attache». ‘Lkabda ouallafa’, «le foie s’attache trop vite».
‘Lqalb’, le cœur, désigne l’amour, la nostalgie, la peine, la joie. ‘Lkabda’, l’affection viscérale, la tendresse profonde, surtout chez les mamans: ‘nta kbadti’, «tu es mon foie, au centre de mon être».
‘Lkabda’ exprime l’angoisse d’une mère pour ses enfants. ‘Ahyaaaani ‘la lkabda’, expression courante, accompagnée d’un long soupir, signifiant que le lien avec son enfant est émotionnellement douloureux.
Une mère dit ‘kbatti mchatta’, «mon foie est éparpillé», quand ses enfants habitent loin d’elle.
‘Lghorba’, l’exil, l’éloignement de ses parents ou de sa patrie évoquent le foie pour exprimer la nostalgie et la douleur. ‘lghorba tahrake lkabda’
D’autres expressions expriment la souffrance: ‘Kbatti tataghli’, «mon foie bouillonne»: passion, douleur, manque. ‘Hraktini fi kbatti ou chwitini fi kbitti’, «tu m’as grillé le foie». ‘Qlebti lya lkebda’, «tu as bouleversé mon foie», un choc émotionnel. ‘Lkebda mrida’, «le foie est malade», entendez grande peine sentimentale.
La personne trop sensible a un foie tendre, ‘kbattou hchicha’. Sans cœur, ‘maâandou kabda’, ‘kbattou qasha’.
Rassasié par l’amour ou rassurée, soulagée, une personne dit rajja’ti lia d-dam fel kebda, tu m’as rendu le sang dans mon foie, tu m’as redonné vie.
Une mère inquiète: «‘kbatti fi foummi’, mon foie est dans ma bouche».
L’amoureux dit: «‘kbatti yabsate’, mon foie s’assèche» quand la bien-aimée est loin. Le foie, bassin de l’énergie vitale, donc là où l’amour fait le plus de dégâts.
Aimer par la ‘kabda’, une manière de dire que l’autre a franchi la surface du cœur pour entrer dans un espace plus profond. Un espace où l’amour n’est pas une flamme vive, mais une chaleur continue, un feu intérieur qui ne s’éteint pas.
Quand une femme dit à l’homme ‘lkbida dyali’, elle lui offre un lieu où peu de mots peuvent entrer. Et si cet homme lui renvoie la même phrase, alors ‘lkabda’ de la femme s’ouvre, s’apaise, s’illumine. Car ce mot, simple porte la douceur d’un amour enraciné.
Au Maroc, l’amour n’est jamais léger. Il habite les corps et les mots, il se glisse dans les regards, il prend racine dans ‘lkabda’. Le cœur ressent, oui. Mais ‘lkabda’, elle, garde, protège et porte l’amour jusqu’à ses profondeurs.
C’est peut-être là que réside toute la beauté de l’amour marocain. Dans ce lieu intérieur où l’affection devient une présence, où la tendresse devient une vérité, où le mot ‘kbida dyali’ suffit pour dire tout ce que l’on ne sait pas dire autrement.
Peut-être avons-nous tellement d’émotions qu’un seul organe ne suffit pas pour les gérer!





