Son accès était difficile. À marée basse, prudence: pieds nus sur les rochers qui le protègent, aidé par de jeunes passeurs qui vous tiennent la main. À marée haute, ces jeunes vous font la traversée sur de grosses chambres à air tirées par des cordes, contre rétribution.
En 2013, construction d’un pont reliant le bitume à l’îlot, permettant l’accès à plus de visiteurs et aux sans-abris d’y élire domicile.
L’îlot est célèbre par lkoubba (mausolée) de Sidi Abderrahman. À côté de sa tombe, il y a celle de sa fidèle servante. Il serait venu de Baghdad (Irak) ou de la Mecque, en marchant sur la surface de l’océan, au 19ème siècle, pour y vivre en vénérant Dieu. Des bienfaiteurs lui ont construit une maison, mais il continuait à dormir à la belle étoile pour laisser la maison aux démunis.
On l’appelle moule almezmère car il louait Dieu avec le son de sa flûte. Depuis sa mort, sur sa tombe se recueillent de nombreux pèlerins ou des familles qui passent la journée à la plage et vont recevoir sa baraka.
On lui attribue des miracles: fertilité, prospérité, succès, travail, amour, mariage, émigration, fidélité des maris…
On lui promet almarfouda, un don si Allah yballaghe al maksoude. On sacrifie alors des volailles, moutons ou bœufs pour le remercier.
Des cabanes ont été construites aux abords du mausolée. Des rideaux en tissu cachent les chouwafates, faiseuses de miracles. Elles tirent les cartes pour prédire l’avenir et foussèkhe avec ldoune (le plomb). On dit aussi tbatèle contre lâayne (mauvais œil), la’kèsse (malchance), tabâa (jalousie), diar (sorcellerie), lmèsse (atteinte par les djins): des plaquettes de plomb qu’elles font fondre dans des louches portées au feu, après en avoir effleuré le corps des clients en récitant des prières. On leur place un seau d’eau froide entre les jambes, position debout, et on verse le plomb. La fumée qui s’en dégage chasse le mal. La forme du plomb liquéfié est interprétée pour identifier le mal, sa source, ses émetteurs et l’avenir. L’opération est faite 3 fois.
La personne repart avec la’doma khfafe (os allégés: bien-être). Essakka est plus efficace: ensemble de clés, cadenas et outils ayant servi à travailler la terre, qui seraient hérités de nombreux saints depuis des siècles.
Cette ferraille chauffe sur le feu et est plongée dans un seau d’eau enjambé par la personne pour qu’elle en reçoive la fumée qui la purifie.
Plus efficace encore, le rituel de lkhalwa, grotte située en bordure de la falaise. On lave la personne avec l’eau de sept vagues. On brûle divers produits magiques pour la purifier avec la fumée.
Pour plus d’efficacité, on sacrifie un coq, de préférence entièrement noir, difficile à trouver. Si la personne a les moyens, elle sacrifie un mouton, une chèvre ou un veau.
Une fois purifiée, la personne doit absolument tlouhe: elle jette les habits qu’elle portait et en remet des neufs pour éradiquer la source du mal. Les rochers autour du mausolée sont parsemés de linge.
Il existe d’autres rituels: uriner dans la bouche d’un poisson vivant, vendu par les pêcheurs sur place, et le remettre à la mer pour être immunisé à vie! Des hjabes dial tahcine (talismans protecteurs), de as-sa’de oua lmimoune (chance), lqobole (pour être apprécié de tous).
Pour rendre les maris fidèles ou rendre fou d’amour un partenaire, il y a charwita, appelée aussi elguedware ou zife. Les chouwafates l’appellent aussi slah diale lamra (l’arme de la femme). La femme ramène une serviette dans laquelle elle s’est essuyé le vagin après avoir fait l’amour une ou plusieurs fois. La chouwafa passe la serviette par des rituels. Comme elle contient le sperme de l’homme ciblé, elle le rend fou amoureux.
La personne repart avec des grigris à brûler chez elle ou avec un bidon d’eau où a plongé le plomb ou essekka. Elle se lave avec, asperge le sol de sa maison et la porte d’entrée par laquelle vient le mal. Elle doit revenir chez la chouwafa pour lui raconter le rêve qu’elle a fait cette nuit, souvent un serpent ou un scorpion. La chouwafa interprète le rêve et, au besoin, refait le plomb.
Mais ces miracles ont disparu le 12 janvier dernier: tout a été rasé, sauf le mausolée. Quelque 40 familles occupaient les lieux et en vivaient. Elles seront relogées ailleurs.
L’îlot est exploité par une riche famille, comme c’est le cas de plusieurs mausolées.
J’étais dans un moussem près de Safi. Une région pauvre où le mausolée est l’unique source d’argent quand les pèlerins s’y rendent une fois par an pour commémorer le saint.
Les dons affluent: céréales, volailles, moutons… Arrive un van luxueux. Le chauffeur remplit son coffre d’une grande partie des dons. Un riche qui habite Meknès dépouille cette population précaire du peu qu’elle reçoit. Il prend aussi une partie du sanedouke, caisse où les pèlerins glissent de l’argent en offrande.
Normalement, les descendants des saints bénéficient des dons. Mais dans le cas de ce mausolée, de celui de Sidi Abderrahman et de bien d’autres, les exploitants n’ont aucun lien avec ces saints. Il s’agit juste de privilèges.
Plusieurs mausolées ont été donnés comme des agréments depuis bien longtemps. Je ne suis pas arrivée à en obtenir la liste auprès du ministère des Habous et des Affaires religieuses.
L’îlot de Sidi Abderrahman, c’est le Moyen Âge en plein 21ème siècle. La magie et le charlatanisme dans le Casablanca moderne, avoisinant un prestigieux mall, des plages privées, dancings, restaurants luxueux, sur une illustre corniche.
Un îlot nommé par des livres touristiques étrangers «l’Île aux sorcières».
Merci, Monsieur le Wali, d’avoir supprimé cet anachronisme. La corniche de Casablanca est une merveille qui, j’espère, rayonnera davantage grâce à ce joyau qui a longtemps été négligé.