L’échec partagé des éducations

Mouna Hachim.

ChroniqueQuand des enfants participent au chaos, ce ne sont pas seulement des lois qu’il faut rétablir: ce sont des repères qu’il faut reconstruire.

Le 11/10/2025 à 11h01

Il y a, dans les récentes contestations au Maroc, quelque chose de plus déchirant que l’expression pacifique des revendications: c’est l’enfance qu’on y perd.

Des visages trop jeunes, des voix encore hésitantes, déjà engloutis dans la spirale du chaos.

Certains, masqués ou grisés par l’ivresse du “faire partie de quelque chose”, se sont laissés emporter par le déchaînement des événements.

Dans plusieurs villes du pays, les manifestations d’abord pacifiques ont, le temps de deux nuits seulement, basculé dans la violence, le vandalisme et le pillage.

Des groupes d’individus, souvent masqués, ont profité de la confusion pour détourner le sens des rassemblements, brisant des vitrines, pillant des commerces, incendiant des biens publics ou privés.

Les scènes se sont répétées, d’une ville à l’autre —et, au milieu du tumulte, se trouvaient des jeunes, parfois des enfants.

Dans un communiqué officiel rendu public par le ministère de l’Intérieur, il est indiqué que les mineurs représentaient plus de 70 % des participants aux actes de violence, avec usage d’armes blanches, jets de pierres, incendie de pneus.

Des adolescents pris dans le vertige, attirés par le bruit, la colère, ou simplement par la curiosité. Happés par la violence, ils sont devenus, malgré leur part incontestée de responsabilité, le miroir d’un échec collectif.

Les images de mères éplorées, se roulant par terre à l’annonce des peines prononcées contre leurs enfants, à la mesure des délits perpétrés, ne sont pas seulement des figures de douleur ou de déni: elles sont le symbole d’une dépossession.

Beaucoup de parents ont perdu prise sur leurs enfants —non par indifférence forcément, mais par épuisement, par impuissance, par méconnaissance de ce monde qui leur échappe.

Entre deux journées à porter le poids du quotidien, ils n’ont plus le souffle ni le temps de parler, d’écouter, de comprendre.

Bref, d’assurer l’essentiel: éduquer.

Ainsi, le lien s’est défait —lentement, silencieusement— comme s’effrite une corde trop tendue.

Alors coulent des larmes amères, qui ne pleurent pas seulement leurs enfants, mais aussi leur impuissance et leur solitude.

Car lorsque la famille vacille, c’est vers l’école que l’on se tourne —cette autre maison censée transmettre ce que la vie ne donne plus.

D’ailleurs, l’éducation se trouve au cœur même des revendications portées par les manifestants pacifiques, qui réclament une école digne, équitable, ouverte sur l’avenir.

Censée être la planche de salut, elle est devenue un champ de fractures.

Sans vouloir généraliser, il y a d’un côté les établissements privés, modernes, connectés, où l’on parle d’innovation, de langues étrangères et de citoyenneté. De l’autre, les écoles publiques des périphéries, saturées, épuisées, oubliées. Les enseignants y travaillent dans des conditions indignes, les classes débordent, les moyens manquent, et l’éducation civique n’est plus qu’un mot dans les manuels.

C’est là que tout commence à se fissurer: dans ces inégalités criantes où les rêves se segmentent dès la maternelle.

Dans ce vide éducatif, les écrans ont pris le relais.

Les réseaux sociaux se sont imposés comme de nouveaux manuels, les influenceurs comme de nouveaux professeurs. En quelques stories, ils dictent les codes d’une réussite instantanée, où l’on gagne sans effort, où l’on s’exhibe pour exister, où l’apparence vaut mieux que la substance.

Le travail, la persévérance, le mérite: ces mots sonnent vieux jeu, presque naïfs, dans un monde où la célébrité se mesure en vues et en abonnés. L’argent facile, le goût du buzz, la quête de visibilité immédiate ont remplacé l’idée même de construction.

Pendant que les médias courent après le sensationnel, les jeunes, eux, ne savent plus distinguer l’effort du spectacle, la réussite du simulacre. On ne leur parle plus de patience ni de dignité, mais d’opportunité et de viralité.

Et quand les repères se brouillent, la rue reprend le relais.

Elle parle un langage plus direct: celui de la force, de la ruse, du gain facile, de la visibilité immédiate.

Elle devient une école parallèle, où l’on apprend, non pas à vivre ensemble, mais à survivre les uns contre les autres.

Ces rues, ce sont aussi des régions défavorisées, des quartiers périphériques, des villes en béton, excentrées, déshumanisées.

Une jeunesse désœuvrée y grandit, sans autre horizon que les cafés, sans autre échappatoire que les pilules de qarqoubi.

Ni infrastructures sportives. Ni espaces culturels. Ni centres de loisirs.

Pourtant, les quartiers périphériques ne manquent pas de talents.

Ils manquent de terrains de sport, de bibliothèques, de maisons de jeunes, d’ateliers artistiques. Ils manquent d’espaces où la colère pourrait se transformer en création, où l’énergie brute deviendrait projet,où l’on apprendrait à construire plutôt qu’à détruire.

Il suffirait parfois d’une guitare, d’un luth, d’un ballon, d’un amas d’argile, d’un encadrement.

Le sport, par exemple, aurait pu être ce langage universel qui canalise la colère, forge la discipline, enseigne le respect.

Mais en dehors du football et de l’athlétisme, le Maroc recule.

Les Jeux olympiques l’ont rappelé: nos disciplines peinent à exister, les résultats s’effritent, les clubs ferment, les fédérations survivent plus qu’elles ne bâtissent.

Même l’athlétisme, autrefois fleuron national, ne fait plus rêver.

Et pourtant, le sport devrait être l’un de nos plus puissants leviers d’émancipation. Comme l’école, il dit la même chose: un pays qui n’offre pas la place que mérite sa jeunesse.

Victor Hugo l’avait résumé d’une formule intemporelle : «Ouvrir une école, c’est fermer une prison.»

Encore faut-il qu’on y entre avec espoir, et qu’on en sorte avec un horizon; qu’elle n’enferme pas les enfants dans le destin de leurs parents.

Ceci étant dit, la pauvreté éclaire beaucoup de choses, mais elle n’explique pas tout. Juste pour l’anecdote: sur les réseaux, une photo d’un jeune porté par les forces de l’ordre a circulé, accompagnée du commentaire d’une internaute égyptienne: «Pourquoi il rouspète, celui-là ? Il est habillé en marques de la tête aux pieds!» Des baskets noires et blanches aux pieds, à 3.000 dirhams.

Elle n’avait pas tort de s’interroger. Ce que l’on voit, ce n’est pas seulement la misère matérielle, mais surtout une pauvreté d’horizon, de sens, de repères.

Le vide n’est pas dans les poches, il est dans les perspectives.

Et puis, même si misère il y a —et elle est bien réelle pour certains—, elle n’est pas une excuse. L’histoire l’a prouvé: elle n’empêche pas la grandeur. Combien d’artistes, de savants, d’écrivains sont nés de la misère et de l’effort?

La pauvreté est aussi un appel au courage, au dépassement de soi,

même si elle expose à la colère, au désespoir, au sentiment d’injustice.Même si elle rend vulnérable à la manipulation.

Ce n’est pas la précarité qui crée la délinquance: c’est le vide. Et ce manque-là finit toujours par crier.

Il va de soi que comprendre ne signifie pas excuser. Si condamner les violences est un devoir, chercher à comprendre pourquoi elles explosent en est un autre.

Car ce qui s’est passé dans nos rues n’est pas un accident: c’est un signal d’alarme. Un cri venu du bas, de ces zones grises où plus rien ne tient —ni la discipline, ni l’espoir, ni la confiance.

L’un sans l’autre —la condamnation sans la compréhension— ne mène qu’à la répétition du désastre. Et tant que ce vide ne sera pas comblé —par l’éducation, par la culture, par le respect, par la justice—, d’autres enfants s’y perdront encore un jour ou l’autre.

Par Mouna Hachim
Le 11/10/2025 à 11h01