Après avoir essayé toutes les formules et combinaisons possibles, le mendiant, qui n’a pas renoncé à me faire retourner sur mes pas, a fini par utiliser sa carte ultime : «Dieu te la garde… Dieu la guérisse… La bénisse… Dieu ait son âme… Ou prolonge sa vie… Ta maman… Celle qui t’a sortie au monde… La seule… Ta petite maman… Ta petite maman chérie».
Et ça a marché. En plein dans le mille!
Cette invocation, ce rappel, valent bien quelques dirhams…
Ça vous cloue les pieds sur le sol, ça vous ramène à l’enfance et à ces sentiments immémoriaux, confus, à ces grandes peurs, à ces figures d’ogre que chantait Idir dans «A vava inouva», à ce monde effrayant où la seule créature humaine, fiable, chaleureuse et protectrice, c’est elle. ELLE.
Et si tu ne marques pas ce coup d’arrêt, mon ami, si tu ne retournes pas sur tes pas, tu es perdu.
Parce que, et bien malgré toi, tu continueras de marcher en y pensant, avec des remords, la tête plongée dans des ruminations sans fin, ces images tristes qui remontent à la surface, ce pincement au cœur…
La maman, c’est l’argument ultime. Tombal. Celui qui vous prend par on ne sait où. Et vous retourne et retourne jusqu’à en perdre l’équilibre.
Si le mendiant ne vous retient pas alors qu’il en appelle à la maman, c’est qu’il ne vous retiendra jamais. Mais il n’y a pas que le mendiant. Tous ceux qui vous veulent plus ou moins du bien, qui ont quelque chose à vous demander ou à vous prendre, tous ceux qui s’accrochent littéralement à vos pieds utiliseront ce frein. Celui qui finira bien par vous immobiliser. La maman.
Il y a bien sûr du marketing là-dedans, mais un marketing que l’on n’enseigne dans aucune école. Pas besoin de l’apprendre aux gosses puisqu’ils le portent en eux, dans leurs gênes, du berceau à la tombe. Quand ils viennent au monde, le premier cri qui ressemble à quelque chose est celui où ils réclament leur mère. Quand ils meurent aussi, dans ces derniers instants qui les séparent de la vie sous terre, rien ne leur est plus précieux que ce souvenir de leur mère.
Pasolini, le maître du cinéma réaliste italien, avait bien crié «Maman» au moment de sa mort, quand une horde de jeunes gens furieux s’apprêtaient à lui rouler sur le corps.
Et dans «L’Exorciste», le film et le livre (qui est aussi bon que le film), et afin de faire craquer le prêtre exorciste, le diable prend soudain la voix de sa vieille maman décédée. Et ça marche! Comme un mur en béton qui fend et redevient sable et poussière. Le prêtre craque, lui qui en a vu d’autres et que rien ne semble perturber.
On a tous une maman qui souffre et que l’on aimerait tant voir souffrir moins. Une maman qui est morte sans avoir pris sa revanche. Une maman qui nous attend et que l’on n’a pas les moyens de rejoindre.
La maman, c’est la blessure originelle. Oui, c’est une régression. Tous les refuges sont des régressions. Dans «Les Yeux noirs», adaptation cinématographique de plusieurs nouvelles de Tchékhov, l’auteur fait dire à son personnage principal arrivé au soir de sa vie, après avoir vécu des aventures extraordinaires: « Ce qui me reste? Rien, sinon les berceuses chantées par maman… ».
Pour revenir à notre mendiant, il n’a pas eu besoin de lire Tchékhov et les autres pour comprendre le bout par lequel il faut prendre les hommes. Ce bout, c’est la maman et il le savait depuis tout bébé, déjà.