La démocratie, ça s’apprend d’abord dans les livres d’Histoire. Ainsi, on découvre dès le collège les cités grecques qui inventèrent l’agora où l’on débat des questions qui concernent tous les citoyens; on passe ensuite aux villes italiennes de la Renaissance, plutôt des oligarchies; puis on s’intéresse à la République hollandaise, une incongruité au cœur des monarchies et des principautés du XVIIème siècle; et enfin, ce sont les théoriciens du contrat social (Hobbes, Locke et Rousseau) ainsi que Montesquieu, qui reprit une idée de John Locke pour formaliser la séparation des pouvoirs: pour qu’un État soit démocratique, il faut confier les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) à des personnes ou des institutions distinctes et indépendantes les unes des autres.
Voilà donc le cadre conceptuel posé.
(Il faut quand même noter qu’au lycée, on évitait les questions gênantes. Ainsi, la démocratie grecque excluait les femmes et les esclaves; l’expression «suffrage universel» n’apparut qu’en 1765, dans une lettre de Diderot, et ne fut utilisée dans le sens de «droit de vote attribué à tous les électeurs (masculins)» qu’en 1828, par Guizot. Les Françaises n’obtinrent le droit de vote qu’en 1944, bien après les Turques (1923) et les Libanaises (1926). Débat pour une autre fois…)
Mais bon, le cadre institutionnel était posé. Et c’est armé de tout ce qui précède que j’ai envisagé le monde, depuis la fin de mes études. Je savais. Je savais ce qu’était la démocratie. Je savais où elle était: en Europe. Je savais où elle n’était pas: chez nous.
Et puis soudain, l’Ukraine!
Et puis soudain, Gaza!
Quand l’armée russe envahit l’Ukraine, le 24 février 2022, il se passa quelque chose de déconcertant en Europe: on y étouffa tout simplement la version russe des évènements. La chaîne de télévision Russia Today fut interdite et disparut des écrans (où est la liberté d’expression?). Quiconque osait rappeler que la Crimée avait été russe jusqu’en 1954 et que le Donbass était une mosaïque de peuples se faisait traiter de suppôt de Poutine -qui est le diable, comme chacun sait. Et du coup, on ne pouvait plus rappeler qu’en proclamant en 2014 leur intention d’adhérer à l’Otan -qui n’existe que pour faire pièce à la Russie- les Ukrainiens avaient ouvert les hostilités. En fait de démocratie et de liberté d’expression, il n’y avait plus qu’une seule vérité: celle du journal télévisé de France 2 ou de NPO aux Pays-Bas ou de VRT en Belgique.
Aujourd’hui que la guerre fait rage entre Israël et Hamas, il n’y a plus qu’une seule vérité en Europe: celle de BFMTV et de LCI (J’ai dû refuser trois invitations à débattre, à la télévision, à Paris, parce que les coups de fil préparatoires indiquaient clairement ce qu’il convenait de dire…). Et pour ce qui est de la liberté de manifester sur la voie publique, ceux qui nous ont donné pendant des décennies, avec condescendance, des leçons de démocratie ont tout bonnement interdit à quiconque n’était pas d’accord avec eux de battre le pavé des grandes villes d’Europe.
Et c’est alors que je me suis souvenu de Balzac et du «quatrième pouvoir», apparu avec l’extension de l’alphabétisation et de l’imprimerie. Ce fut donc un écrivain, et non des moindres, Balzac en personne, qui inventa l’expression en 1840, en écrivant: «Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer…»(!). Et il explicita ainsi sa pensée: «La presse est en France un quatrième pouvoir dans l’État: elle attaque tout et personne ne l’attaque. Elle blâme à tort et à travers. Elle prétend que les hommes politiques (…) lui appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité». (Cf. La Revue parisienne, 25 août 1840, page 243).
Oublions les trois pouvoirs de Locke et de Montesquieu. Aujourd’hui, c’est le 4ème qui mène la danse. Qui le contrôle, contrôle le reste. Et quand on sait qu’en France, par exemple, trois milliardaires, dont un homme d’extrême-droite (Bolloré), possèdent une bonne partie de la presse, on se rend compte que ce sont eux qui dictent ce qu’il faut penser de ce qui se passe en Ukraine ou à Gaza. Et quand une idée, imposée par le matraquage médiatique, s’impose, elle oblige l’exécutif, elle muselle le législatif, elle rend impuissant le judiciaire. Que reste-t-il de la démocratie?
Alors, oui, je continuerai à me battre, comme tant d’autres, pour la démocratie, pour la liberté d’expression, pour la liberté de conscience.
Mais j’ai perdu l’illusion que ces idéaux aient déjà été réalisés, dans une sorte de Jérusalem céleste qui se nommerait Europe.
La démocratie reste à inventer.