Judith Butler bientôt au banc d’essai des féministes du Royaume?

Karim Serraj.

ChroniqueLes thèses du féminisme marocain ont atteint un plafond de verre. Les revendications portées depuis vingt ans sont décevantes et conduisent à une impasse. Tel un disque rayé qui n’avance plus, les notes rejouent la même rengaine où la femme est une victime et l’homme un bourreau. Et si l’on essayait une autre voie, un nouveau chemin qui libérerait la théorie jusque-là admise?

Le 20/08/2023 à 10h57

C’est d’un féminisme révolutionnaire dont je veux vous parler aujourd’hui. De celui que je cautionne et qui aboutira, un jour, dans notre société.

En 2009, j’ai longuement interviewé Judith Butler, puis Élisabeth Badinter, pour le magazine «Femmes du Maroc». À l’époque, seule Élisabeth Badinter était connue dans le Royaume car plus ancienne dans le féminisme, et aussi certainement car elle écrivait des ouvrages en français plus accessibles au mouvement des droits des femmes. La perplexité est de mise lorsque l’on doit constater, quatorze ans plus tard, que la réception et la reconnaissance de Judith Butler ne sont pas d’actualité pour les associations historiques du Maroc. Ces dernières n’ont toujours pas considéré la diffusion et la discussion de ses travaux comme prioritaires. Pourtant quelque chose se passait outre-Atlantique, aux USA, avec l’enfant terrible qui désarçonnait la vieille école du féminisme et donnait des sueurs froides aux tenantes de la doxa dans le monde.

On doit à Judith Butler, par exemple, le concept «Théorie du genre», si en vogue aujourd’hui mais galvaudée –sciemment ou pas?- par nos associations.

Si, pour Élisabeth Badinter et l’école française, le social prime sur la sexualité des individus, de manière à ce que la femme, ou l’homme, représentent une construction sociale, Judith Butler demande à aller plus loin car il s’agit, selon elle, de troubler le genre. La loi produit les identités «femme» et «homme» certes, mais ces identités semblent interchangeables.

«De qui parle-t-on, quand on évoque le féminisme?» se demande Butler dans son livre fondamental «Troubles dans le genre» (traduit en français en 2005). La réponse logique est de dire que ce sont les femmes, mais l’auteure considère que la catégorie «femme» sans la catégorie «homme» n’est pas pertinente. Sa théorie repose en premier lieu sur une compréhension de ces deux parties prenantes, l’homme et la femme qui se génèrent mutuellement. L’homme construit la femme, et la femme construit l’homme dans leurs nature et fonctions sociales respectives. Butler remet en question l’idée que le sujet du féminisme serait la femme. Elle procède à la déconstruction du naturalisme sous-tendant les catégories de sexe utilisées jusque-là.

L’homme est dans la femme; la femme est dans l’homme. La théorie du genre consiste à inclure l’homme dans toute réflexion féministe car les deux genres sont commutables et interchangeables. Il n’y a pas, d’un côté, l’homme, et de l’autre, la femme, qui se guettent comme des chiens de faïence.

Butler se demande si les féministes, à toujours opposer la femme et l’homme socialement, ne creuseraient pas elles-mêmes la tombe des femmes. Les féministes cherchant «un sujet à libérer [la femme de la domination masculine] font fausse route car la femme est responsable de ce qu’elle devient socialement» (op. cit.).

La libération féminine commence, pour la philosophe américaine, lorsque la femme se prend en charge et se fond dans la notion d’individu. Elle devient individuée comme toute autre personne anonyme, masculine ou féminine. Rappelons le postulat de Butler: le troc des genres détermine des scénarios possibles à la société.

Ce qui explique, soit dit en passant, l’émergence des mouvements Queer et LGBT en Occident se réclamant tous des travaux de Butler. Mais cela est une autre histoire...

Selon Butler, c’est le discours féminin qui produit la distinction de genre et l’apparence illusoire d’être un homme ou une femme dans la société. Et cela passe le plus souvent, voire toujours, par la voix de la mère (ce que pensait d’ailleurs le célèbre psychanalyste Jacques Lacan avant Butler). Dans les années 1970, la théorie féministe a cherché à identifier une origine, un avant la domination patriarcale, qui aurait permis de caractériser le patriarcat comme historique et contingent, donc voué à disparaître un jour. Néanmoins, le patriarcat, s’il existe (j’en reparlerai dans une prochaine chronique), circule surtout à travers la mère marocaine, mystérieuse, souvent considérée comme une autorité active dans l’éducation des enfants, si elle n’en détient l’exclusivité dans bien des foyers et dont la voix se mêle à celle du père, parfois à le remplacer. La mère interprète le sexe anatomique dans un cadre social. Par exemple: si cette mère a des enfants filles, celles-ci sont obligatoirement comme-ci et comme ça. C’est ce que Judith Butler appelle la «performativité» des filles qui doivent, coûte que coûte, adhérer au discours qu’elles assimilent inconsciemment. Cela signifie que le vrai travail des associations doit être culturel auprès des femmes: il faut troubler le genre féminin, et le responsabiliser. Mettre de la confusion dans les certitudes biologiques afin de soumettre la théorie du genre à des objectifs autres que la socialisation femme Vs homme. Par cette expression, il faut comprendre le genre comme une performance sociale apprise, répétée et exécutée. L’établissement d’une exécution de performance obligatoire de la féminité produit la fiction de genres naturels. Pourtant les potentialités de la psyché intérieure des individus sont immenses.

L’identité de la femme n’est pas figée. Dans l’espace-temps elle peut donner lieu à d’autres typologies de femmes. Rien ne stipule ce que doit être un homme ou une femme. Il faut embrouiller la distinction entre l’homme et la femme aujourd’hui établie: des valeurs différentes, un rapport hiérarchique définitif, etc. C’est ce que Butler nomme la «vulnérabilité du genre», celui-ci étant capable de passer de l’un à l’autre. Une autre pensée de la féministe américaine est que «l’amour n’a pas de genre», à savoir que l’homme est comme la femme dans ses désirs, sentiments et ressentis. La réciproque est vraie également.

L’approche butlerienne annule la possibilité d’une identité psychique fixée définitivement par l’injonction de la loi sociale. Une personne ne serait jamais juste une femme ou juste un homme. Or l’école française et ses fans enthousiastes au Maroc sont confrontées à une chimère où les normes sociales institutionnelles et culturelles maintiennent le rôle joué par la femme. La catégorie femme «dominée» se révèle alors paradoxale. Elle est produite tout autant par le discours des associations de lutte pour les droits des femmes qui l’essentialise. Pour Butler, une femme peut prendre le rôle de l’homme, se construire en tant qu’individu autonome et faire ce que l’homme fait. Les Lionnes de l’Atlas en sont un très bel exemple, puisque nos héroïnes se sont accaparées des dimensions physique et psychique considérées comme la chasse gardée de la gent masculine. L’assimilation des réflexes (asexués) du football, et l’identification à des calculs de mobilité et des stratégies de jeu de terrain (asexués aussi) en sont le résultat.

Le féminisme se révèle donc comme étant une subversion de l’identité individuelle de la femme.

Tant que les associations militantes du Royaume n’auront pas changé de fusil d’épaule, la question de la femme stagnera. Tant que l’homme sera perçu comme «naturellement» violent, dominateur, vache à traire financière de l’épouse et de la fiancée, la cause des femmes n’avancera pas d’un iota.

Le genre est pensé au Maroc comme un ensemble de caractéristiques stables qui désigne les différences sexuelles. Les actions des associations de lutte pour les droits des femmes se fondent sur un binarisme totalement strict. Cependant, c’est en inversant le couple homme-femme qu’une évolution libératoire peut survenir.

Ces actions placent la femme en victime, et l’homme en bourreau. Elles promouvraient un volontarisme de genre, genre qu’elles réduiraient par ailleurs à un substrat historique confiné dans ce qui est devenu l’impasse théorique de l’adéquation entre sexe naturel et genre socialement construit. Or ce ne sont pas les règles des hommes qui s’appliquent à la femme, mais on peut dire aussi que les règles des femmes génèrent les hommes. Butler nous introduit de plain-pied dans un pouvoir moderne partagé par les deux protagonistes, une société avant-gardiste où la femme n’est plus passive -un corps féminin associé à son propre discours politique et éthique-, mais actrice de ses propres changements.

Et c’est, en conséquence, pourquoi je plaide pour un engagement, en l’occurrence féministe, fondé sur une critique et une subversion du genre féminin: soyez féministes, non pas parce que vous êtes des femmes, mais parce que vous contestez les fondements de cette catégorie qui vous enferme, et au titre de laquelle nous, les hommes, nous sont imposés des rapports biaisés, oppressants dans le Code de la Famille et répercutés dans notre société.

L’homme et la femme ont un destin commun. Les figures de proue du féminisme et nos associations concernées ne peuvent continuer à se satisfaire de la politique de l’autruche...

Par Karim Serraj
Le 20/08/2023 à 10h57