Samedi dernier, au cours d’une discussion par ailleurs fort agréable avec quelques amies, je me suis aperçu avec stupéfaction que l’une d’elles croyait dur comme fer à la voyance. Mieux: la charmante Najlaa -ce n’est pas son vrai prénom- consulte régulièrement des chouaffates. Il lui arrive même de faire de longs trajets en voiture pour aller interroger une sibylle de Tnine Ch’touka ou une pythonisse de Kelaat S’raghna -ce sont les pires.
Et voici le plus étonnant: Najlaa, la crédulité faite femme, est cultivée et a fait de longues études. Elle est même docteur en… (ne donnons pas trop d’indices).
Les bras m’en tombent.
Ayant confié mon désarroi à un mien cousin, ce dernier se mit à rire et me rétorqua:
- Tu sors d’où, toi? La grande majorité de nos concitoyens, même parmi les mieux diplômés, croit au surnaturel.
Ça m’a rappelé un souvenir. Il y a quelques décennies, j’avais fait la connaissance de l’oracle qui rédigeait chaque jour l’horoscope de La Vigie marocaine, ou plutôt du journal qui avait pris sa suite. L’homme, un petit binoclard chafouin qui fumait comme un pompier, occupait un minuscule cagibi pas loin du Marché central, à Casablanca.
- Et comment établissez-vous l’horoscope de chaque signe du zodiaque? lui demandai-je, intéressé, bien que je n’aie jamais cru en ces balivernes.
Je m’attendais à ce qu’il me montrât des cartes du ciel, des éphémérides, une règle et un compas, la trajectoire de la comète, etc. Il se contenta de désigner d’un doigt noir de goudron une pile d’anciens numéros de Femmes d’aujourd’hui et de Cosmopolitan. Chaque jour, il en prenait un au hasard et recopiait l’horoscope qu’il contenait, fût-il contemporain du Débarquement ou de la première guitare de Johnny.
Et dire que pendant des années, des cohortes de Marocain(e)s ont réglé leur conduite quotidienne sur les prédictions frelatées que leur livrait ce faux prophète bigleux, la clope pendant du bord de la lippe…
Pour finir ce tour d’horizon des fadaises et des insanités, beaucoup de nos compatriotes semblent faire grand cas du livre récemment publié et intitulé Dieu, la science, les preuves, signé par le frère aîné de Bolloré et un autre quidam. On m’assure qu’il est à la tête des ventes dans les librairies de Casablanca. Je l’ai lu, ce tome, avec répugnance -j’ai mieux à faire, à vrai dire. C’est du grand n’importe quoi, genre: «Le principe d’incertitude de Heisenberg -donc Dieu existe. Le théorème de Gödel -donc Dieu existe. Le principe anthropique -donc Dieu existe».
(Ça me rappelle Bernardin de Saint-Pierre: le melon -donc Dieu existe; ou bien Martin Luther: les mouches -donc le Diable existe.)
Entre les chouaffates, l’horoscope et ce genre de livre, il n’y a pas grande différence. Ce n’est que du bla-bla.
Tout d’abord, la foi n’a pas besoin de preuve. (C’est la définition-même du mot ‘foi’.) Un croyant n’a pas besoin du frère de Bolloré pour croire. Il sent au plus profond de son être -dans son wijdân, comme on dit en arabe classique- que Dieu existe.
Ensuite, il suffit de lire les chapitres 16, 17 et 18 pour s’apercevoir que le propos des auteurs n’est pas de prouver l’existence de Dieu mais la vérité du christianisme, à l’exclusion de toutes les autres religions. En quoi ça nous regarde? Je respecte les Chrétiens, comme je respecte toutes les croyances, mais encore une fois: en quoi ça nous regarde? Pourquoi lisons-nous ce livre de Tanger à Casa, de J’dida à Kelaat S’raghna- dans la salle d’attente de la chouaffa?
Ce n’est pas une question d’individus. N’accablons pas Najlaa, victime de l’imbécillité ambiante. En réalité, il s’agit de ce que Foucault nomme épistémè. C’est invisible, insaisissable et pourtant omniprésent… C’est une façon générale, commune à toute une culture d’envisager tous les problèmes. Voici notre défi: d’une épistémè mythologique, métaphysique -celle qui nous environne encore aujourd’hui- il nous faut passer à une épistémè scientifique, au rebours de la pensée magique et de la charlatanerie.
Il nous faut un consensus profond autour de la nécessité de la science, la vraie (on ne parle pas ici d’astrologie ou de kabbale), une orientation constante des investissements publics, depuis l’école jusqu’aux laboratoires de pointe, en faveur de l’éducation et du savoir. Une épistémè scientifique, c’est aussi le respect témoigné aux universitaires, aux chercheurs, aux savants -et non aux prétendus gardiens de la morale et à ceux qui se contentent de réciter un dogme. C’est le prestige accordé à l’esprit -et non aux esprits.
Vaste programme, mais nécessaire si nous voulons un jour atteindre le niveau de Saclay, d’Oxbridge ou de la Silicon Valley -et commencer à collectionner les prix Nobel…