Il y a à peine un mois, elle apparaissait rayonnante devant la caméra, depuis sa cuisine. Salma, plus connue sous le nom de «La femme de Tibo», partageait avec humour et spontanéité des instants de vie avec son mari, rassemblant une communauté fidèle de plus d’un million d’abonnés sur TikTok. Derrière cette image familière et chaleureuse, une autre réalité se dessinait pourtant.
Cible régulière de critiques en raison de son poids, Salma faisait face à une avalanche de moqueries, de jugements cruels et de commentaires humiliants. À chaque message blessant, c’est un peu plus de sa confiance en elle qui s’effritait. Cette violence numérique, invisible mais implacable, a peu à peu instillé en elle un profond sentiment de honte et de désespoir.
Quand le cyberharcèlement pousse à des décisions extrêmes
Dans ce climat délétère, la décision de recourir à une chirurgie bariatrique – un bypass gastrique pratiqué en Turquie – ne relevait pas uniquement d’un choix médical. C’était une tentative désespérée de «redevenir acceptable», d’échapper aux attaques quotidiennes, d’apaiser une souffrance psychologique constante.
Or, ce type de décision, prise sous pression émotionnelle intense, peut s’avérer particulièrement périlleux. «Lorsqu’une personne est exposée de façon répétée à des attaques sur son apparence, chaque commentaire ravive un sentiment profond de honte. Sans accompagnement psychologique pour restaurer l’estime de soi, elle peut en venir à faire des choix extrêmes, parfois dangereux», alerte le Dr Wadih Rhondali, psychiatre spécialisé en neuro-oncologie et neurosciences.
Quelque temps plus tard, Salma est décédée. Est-ce l’opération? Seul un rapport d’autopsie aurait pu le prouver. Ce qui est sûr est que son décès a bouleversé les réseaux sociaux, suscitant une vague d’émotion. Mais au-delà du choc, il interpelle, et doit nous alerter collectivement.
«Le cyberharcèlement ne se limite pas à des mots blessants: il peut pousser des personnes fragiles à des décisions extrêmes, parfois irréversibles. Tant que les normes esthétiques véhiculées en ligne continueront à ériger le “corps parfait” comme seul modèle de valeur, d’autres jeunes se sentiront condamnés à transformer leur corps, coûte que coûte», alerte le Dr Wadih Rhondali.
Déclencheur silencieux de crises graves
Car Salma n’est pas un cas isolé. Lina, 22 ans, en a fait l’amère expérience. En apparence, elle consultait pour une agoraphobie, cette peur panique des lieux publics. Mais en réalité, ses angoisses étaient le symptôme d’un traumatisme plus profond.
«Elle utilisait les réseaux pour garder un lien avec le monde, sans s’exposer au regard des autres», explique Anis Gherras, chercheur et enseignant en psychologie clinique. Un fragile équilibre qui a volé en éclats le jour où une courte vidéo, dans laquelle elle partageait ses difficultés, a déclenché une vague de haine. Moqueries, insultes, attaques ciblées… En quelques heures, sa vie a basculé. Deux jours plus tard, Lina a tenté de mettre fin à ses jours.
Pour le psychologue, ce cas est loin d’être isolé. «Les patients ne viennent jamais consulter pour du cyberharcèlement. Ils parlent de dépression, de phobie, de troubles du sommeil… Mais en creusant, on découvre que tout a commencé avec une violence subie en ligne», précise-t-il.
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Le cyberharcèlement agit comme un poison lent. Invisible et insidieux, il se glisse dans le quotidien sans bruit, souvent sans que les proches ne s’en aperçoivent. «Très peu de victimes osent en parler, par peur d’être jugées ou de passer pour trop sensibles. Certaines vont même jusqu’à penser que ce n’est pas un vrai problème», observe Anis Gherras, chercheur en psychologie clinique.
Pourtant, les conséquences sont bien réelles: anxiété chronique, isolement social, perte de confiance en soi, troubles du sommeil, voire pensées suicidaires. Le cyberharcèlement n’est pas une simple atteinte morale, il s’imprime profondément dans le corps et l’esprit.
Anatomie d’un fléau invisible
Le cerveau, lui, ne fait pas de différence entre une agression physique et une attaque en ligne. «Une insulte numérique déclenche les mêmes mécanismes que si elle était proférée en face: le stress s’emballe, la mémoire se dérègle, la concentration s’effondre», explique Anis Gherras. Les dégâts sont durables, parfois irréversibles.
Pourquoi autant de haine sur les réseaux? Le fonctionnement psychologique des harceleurs offre un début de réponse. «L’anonymat agit comme un masque. Il désinhibe, efface les freins sociaux, et libère des pulsions agressives presque animales», détaille le spécialiste. Protégés par l’écran et un pseudonyme, certains internautes se laissent aller à des comportements qu’ils n’oseraient jamais adopter dans la vraie vie. «C’est un phénomène bien connu en psychologie sociale: dès qu’il n’y a plus de regard, plus de règles, les comportements peuvent basculer dans l’inhumanité.»
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Mais il existe aussi des ressorts plus insidieux. «Harceler peut parfois renforcer un statut social, notamment chez les jeunes. Être celui qui humilie donne l’illusion d’un pouvoir, d’une reconnaissance au sein du groupe. Tant que ce bénéfice existe, la mécanique du harcèlement reste difficile à enrayer», explique le Dr Wadih Rhondali.
Victimes fragiles, mécanismes pervers
Le terrain est, bien souvent, propice. «Les victimes présentent souvent des fragilités psychologiques: solitude, faible estime de soi, conflits familiaux…», observe Anis Gherras. Hyper-sensibles au regard des autres, elles accordent une importance démesurée aux commentaires, aux likes, ou aux jugements. «Parfois, une simple remarque blessante suffit à déclencher une crise, une rechute, voire un trouble psychique», alerte-t-il.
Certaines victimes, notent les spécialistes, restent aussi silencieuses pour ne pas aggraver la situation, mais aussi – de façon plus inconsciente – parce que ce rôle de victime leur apporte une forme d’attention qu’elles ne trouvent nulle part ailleurs. Cela n’excuse évidemment en rien la violence qu’elles subissent, mais permet de mieux comprendre pourquoi elles peuvent rester piégées dans un cercle vicieux de souffrance et de silence.
Les bons réflexes pour se protéger
Face à la violence numérique, certains gestes simples peuvent faire une réelle différence. Les professionnels de santé mentale insistent sur trois réflexes essentiels pour se défendre:
1. Filtrer les commentaires. Un geste technique mais crucial. La plupart des réseaux sociaux permettent aujourd’hui de bloquer certains mots-clés, de limiter les interactions aux abonnés ou de restreindre les messages privés. Cela permet de créer une bulle de protection face aux attaques répétées.
2. Parler dès les premiers signes. Un message blessant n’est jamais anodin. En parler à un proche, un enseignant, un collègue ou un professionnel de santé, c’est déjà sortir de l’isolement et poser une première barrière à la spirale de la violence.
3. Conserver les preuves. Captures d’écran, messages, identifiants: tout doit être gardé, même si l’on pense que «ce n’est pas si grave». Ces éléments peuvent être déterminants pour porter plainte ou alerter une autorité compétente — qu’il s’agisse de l’école, de l’entreprise ou de la justice.
Mettre des mots sur la douleur…
Et si l’on est victime? La règle d’or est sans appel: ne pas rester seul. «Il faut oser parler le plus tôt possible, même si cela semble difficile. Le silence protège l’agresseur, jamais la victime», rappelle le fondateur de Neuro Heal. Il recommande également de consulter un professionnel de santé mentale ou de se tourner vers des associations spécialisées dans l’accompagnement des victimes de cyberharcèlement.
«Le cyberharcèlement n’est pas un simple conflit virtuel, c’est une violence psychologique réelle, profonde, durable – parfois fatale», alerte un psychothérapeute. Sensibiliser, prévenir, accompagner: voilà les trois priorités. Car derrière chaque écran, il y a un être humain. Et chaque mot, selon l’intention qu’il porte, peut soutenir… ou détruire.








