Comment meurent les villes

Mouna Hachim.

ChroniqueBasra, Jouta, Gharbiya, Day, Ghassassa… Elles furent des capitales, des ports prospères, des bastions, des centres de savoir. Aujourd’hui, il n’en reste que des ruines, des lignages, des toponymes. Comment meurent les villes?

Le 22/11/2025 à 11h09

La semaine dernière, nous rappelions que l’archéologie marocaine ne se résumait pas aux vestiges antiques ou préhistoriques: elle concerne aussi les cités médiévales tombées dans l’oubli. Si leur évocation fascine, une question demeure en suspens: comment une ville —un centre de pouvoir, de commerce et de vie— peut-elle disparaître au point de ne subsister que dans quelques noms de famille ou une poignée de ruines?

Elles paraissent pourtant immortelles. Elles donnent l’illusion de défier le temps, comme si pierres et minarets suffisaient à repousser l’usure des siècles. Mais la réalité —ici comme ailleurs— est implacable : une ville vit tant qu’elle sert et qu’elle s’adapte à un monde en mouvement, à moins d’un renversement déterminant…

Basra en est un premier exemple. Son nom même porte une mémoire lointaine: brillante cité marchande d’Irak, elle inspira Idriss II lorsqu’il baptisa la ville qu’il érigea dans le Habt, au 9ᵉ siècle, sur le site présumé de la cité antique de Trimulae.

Située à une vingtaine de kilomètres de Ksar Kebir et reliée au commerce maritime par le port de Moulay Bouselham, Basrat el-Maghrib occupait une position stratégique exceptionnelle. Le géographe andalou el-Bakri la décrit au 11ᵉ siècle sous le nom de «Basrat el-Kittâne», la Basra du lin, célébrant la fertilité de ses pâturages, l’abondance de ses troupeaux et l’intensité de son commerce textile.

Centre de frappe monétaire et capitale des Idrissides après leur chute à Fès —Hassan Guennoun y fut le dernier souverain—, elle devint une pièce maîtresse dans l’affrontement entre Fatimides et Omeyyades et un pion sacrificiel.

En 978, les troupes fatimides de Bologuine ibn Ziri détruisirent ses fortifications, brisant son rôle politique mais non sa vie économique. Car Basra ne mourut pas dans un fracas: elle survécut près de deux siècles, comme un cœur affaibli battant encore malgré la chute du pouvoir. Ce n’est que lorsque les routes commerciales se déplacèrent et que le centre du monde glissa ailleurs qu’elle s’éteignit en silence. Aujourd’hui, seules ses modestes ruines et quelques lignages rappellent qu’elle fut un jour une capitale.

Si Basra s’est éteinte lentement, Jouta, elle, n’a pas eu ce luxe.

Fief idrisside ancien, dans la vallée du Sebou, doté de murailles et gouverné par le prince Yahya ben Qassim ben Idriss II et ses descendants, Jouta se distingua longtemps comme bastion de l’autorité. Mais au 14ᵉ siècle, la région devint un champ de bataille sous les Mérinides, qui y livrèrent d’implacables combats contre les tribus bédouines Riah défavorables à leur règne.

Les chroniques restent ambiguës sur les modalités exactes de sa disparition — conséquence directe des affrontements ou décision stratégique — mais le résultat fut clair : la ville perdit son statut, sa fonction et sa capacité à se relever.

Les Mérinides absorbèrent ensuite ses habitants, notamment à Meknès et à Fès, où leur ascendance chérifienne devint un atout pour renforcer l’aura religieuse du pouvoir mérinide. La ville s’effaça, mais son nom survécut dans les familles qu’on appelle «Jouti».

Une ville meurt, mais la généalogie se souvient…

Day, dans la province de Tadla, représente un troisième scénario, peut-être le plus déroutant : celui d’une ville dont la disparition reste enveloppée de mystère. Les sources ne s’accordent ni sur son statut, ni sur son étendue, ni même sur son emplacement exact. Pour certains, Day n’aurait été qu’une forteresse fortifiée; pour d’autres, une cité de premier plan, identifiée à l’actuelle Béni Mellal. Même son origine demeure disputée : certains l’attribuent aux Idrissides, d’autres à l’Almoravide Youssef ben Tachfine, voire aux Almohades, en raison de la similitude architecturale de son minaret avec celui de la Koutoubia.

Ce qui est certain, en revanche, c’est son rayonnement : située au cœur de la province, dotée d’un sol fertile et peuplée de saints, de savants et de théologiens, Day connut un essor culturel remarquable aux 11ᵉ-12ᵉ siècles.

Puis survint un événement dont la nature reste inconnue: les sources mentionnent un «cataclysme» en 559/1163, sans préciser s’il s’agissait d’un séisme, d’une crue, d’une famine ou d’un conflit. Ce choc provoqua l’exode des habitants vers Marrakech et Fès, et la ville ne s’en remit jamais.

Au 15e siècle pourtant, un signe de vie réapparut: près des ruines de Day, à Aserdoun, le cheikh mystique Mohamed Amesnaw, fonda une zaouïa, baptisée Sawmaiya en référence au minaret de l’ancienne mosquée qui dominait encore le paysage. Il fut suivi par son disciple, Sidi Saïd Amesnaw, affilié à la Jazouliya, qui fit de la zaouïa un centre spiritual majeur, diffusant plus tard son héritage à d’autres confréries, notamment la Cherqaouiya.

Ainsi, de Day —ou Madinat Sawmaâ—, il ne subsiste ni murailles ni certitudes: seulement un toponyme, un minaret, une zaouïa et une mémoire fragmentée. Une ville entière absorbée par la spiritualité.

Ghassassa, dans le Rif, ajoute un dernier visage à cette cartographie de l’oubli : celui d’une ville tournée vers la mer et prise dans les secousses du monde méditerranéen. Installée sur la côte, elle était connue autrefois sous le nom de Koudya Bayda —«la Colline blanche».

Érigée au rang de cité sous les Almohades puis affirmée sous les Mérinides, Ghassassa prospéra grâce à son port, devenu l’un des points d’échanges commerciaux les plus actifs avec l’Europe. Ses liens avec le royaume nasride de Grenade étaient privilégiés: c’est là, selon les chroniques, qu’en 1493 accosta le prince Abou-Abd-Allah Mohamed, dernier souverain de Grenade, accompagné d’une flotte d’une dizaine de navires transportant près de 2.900 personnes.

Mais la Reconquista ne bouleversa pas seulement al-Andalus: elle frappa aussi le Rif. El-Maqqari témoigne des famines, des épidémies et de la cherté des vivres qui ravagèrent la région, fragilisant une cité pourtant florissante.

Puis vint la rupture définitive: en 911/1506, peu après la prise de la ville voisine de Melilla, Ghassassa tomba à son tour sous l’occupation ibère. Sa destruction au 16ᵉ siècle mit fin à son rôle politique et commercial —une mort brutale, à l’image de son histoire maritime.

Aujourd’hui, il n’en reste que des ruines, visibles une dizaine de kilomètres à l’ouest de la ville marocaine occupée de Melilla, et la mémoire de familles qui en portent encore fièrement l’ethnique, transmission silencieuse d’une ville effacée des cartes mais non des lignages.

Basra, Jouta, Day, Gharbiya, Ghassassa: chacune raconte une manière différente de mourir. Lentement, brutalement, politiquement, géopolitiquement, ou sous la violence de la nature. Aucune histoire ne ressemble à l’autre, mais toutes révèlent la même loi silencieuse: une ville ne disparaît jamais sans raison. Elle meurt lorsqu’elle cesse d’occuper une place dans le monde.

Impossible de ne pas songer aux cités qui ne furent détruites ni par le feu, ni par la famine, ni par l’épée, mais par un glissement plus insidieux: le déplacement des routes naturelles du commerce, la fermeture progressive des horizons. Quand les frontières n’étaient pas des limites mais des portes, ces cités prospéraient comme carrefours du monde; quand la frontière devint ligne, poste, barrière, elles se retrouvèrent reléguées aux marges, transformées en culs-de-sac.

Peut-être est-ce là, finalement, ce que les villes nous murmurent à travers leurs ruines: qu’aucune n’est promise à l’éternité, pas plus que celles que nous croyons aujourd’hui invincibles. Ce qui fut un centre peut devenir une périphérie; ce qui semblait marginal peut redevenir un cœur battant.

En définitive, la véritable question n’est peut-être pas comment meurent les villes, mais comment elles renaissent.

Par Mouna Hachim
Le 22/11/2025 à 11h09