Mes voyages m’ont cette fois conduit à Sarajevo, au cœur des Balkans. La capitale de la Bosnie a été au centre de l’actualité mondiale au moins deux fois dans sa récente histoire. Deux tragiques circonstances. La première en 1914, quand l’héritier de l’Empire austro-hongrois fut assassiné par un nationaliste serbe, déclenchant par une série d’enchainements la Première guerre mondiale. Et la deuxième, dans les années 1990, où le siège de Sarajevo est devenu le pont culminant de la guerre en ex-Yougoslavie.
La ville n’a pas effacé ces terribles souvenirs. Au contraire. L’endroit où se tenait le nationaliste serbe avant d’assassiner l’archiduc, à quelque pas de la rivière Miljacka, qui traverse la ville au flanc de la montagne, est tracé sur le sol. Des touristes viennent même faire la pose, en essayant d’imaginer la posture de l’homme qui, par un coup de pistolet, a déclenché la Grande guerre.
Quant au siège de Sarajevo et à la guerre qui a fait près de 100.000 morts (en gros le tiers de la population actuelle), leurs traces sont partout visibles. Des dizaines, voire des centaines de bâtiments ont choisi de garder les impacts de balles qui ont mitraillé leurs murs. Les traumatismes du passé sont là, impossible d’y échapper. Il faut faire avec, apprendre à composer.
Et Sarajevo est peut-être la ville qui compte le plus de cimetières au monde. Toutes les hauteurs de la cité sont parsemées de cimetières. Certains sont officiels, comme celui où repose Izetbegovic, premier président de la Bosnie-Herzégovine indépendante, et d’autres sont clandestins, avec de nombreuses tombes anonymes: comme le jardin qui fait face à la petite maison où j’habite. Eh oui, un jardin cimetière avec une clôture à peine visible, où les enfants peuvent se glisser pour jouer au ballon. Incroyable.
La profusion des cimetières n’est pas le fruit du hasard. En temps de guerres et de troubles, et Sarajevo en a connu des dizaines, il était difficile, pour ne pas dire impossible, de se déplacer d’un quartier à l’autre. Les morts étaient donc parfois ensevelis sur place.
Cette continuelle proximité entre la vie et la mort, les vivants et les morts, contraste avec la joie de vivre et la bonhommie qui se dégagent des ruelles de cette ville multiethnique, où le chant du muezzin a une résonance douce et apaisante, tellement émouvante. Le concept des identités meurtrières, dont parlait Amin Maalouf dans l’un de ses livres, trouve ici son expression la plus immédiate. À Sarajevo, il n’y a pas si longtemps encore, des voisins, des amis et des familles ont pris les armes les uns contre les autres. Malgré la réconciliation, personne n’a oublié. Et personne ne sait de quoi demain sera fait. Ce qui compte, c’est le présent, rien d’autre.
Ici, les frontières ethniques entre les musulmans et les autres ont fini par créer un équilibre fragile, provisoire, mais aussi une magnifique soif de vivre. À l’image de la double influence turque et slave, qui crée un cadre à nul autre pareil. L’émotion vous saisit à la gorge dans ce lieu spécial, ce petit coin d’Europe qui a gardé des senteurs d’Orient, où les bistrots jouxtent les mosquées, et où l’arrivée timide des grandes enseignes internationales est à peine visible.
Tout respire la tradition, l’histoire. Et un certain trouble…
Ce n’est pas un hasard si le plat le plus consommé ici reste le fameux cevapi, des rouleaux de viande grillée dont le goût rappelle kefta et merguez. Un plat traditionnel, s’il en est. Si vous avez la chance d’y goûter, n’oubliez pas de l’accompagner de quelques rasades de rakija, une eau-de-vie locale au prix imbattable et aux saveurs doucement enivrantes…





