Tragédie de Safi: quand l’adaptation ne suffit plus

Lahcen Haddad.

Lahcen Haddad.

ChroniqueÀ l’heure où les extrêmes climatiques deviennent la norme, Safi agit comme un révélateur brutal de l’urgence à bâtir une véritable doctrine marocaine de la résilience climatique, ancrée dans les territoires et centrée sur les populations.

Le 16/12/2025 à 09h55

La tragédie de Safi n’est pas un fait divers. Elle est le produit d’une convergence de facteurs (climatiques, territoriaux et humains) qui, en se combinant, ont coûté la vie à des citoyens ordinaires et détruit des moyens de subsistance entiers. Elle nous dépasse précisément parce qu’elle ne relève ni de l’accident isolé ni de l’imprévisible absolu. Elle constitue un signal systémique, révélateur des failles profondes de notre dispositif de réponse aux changements climatiques.

Ce qui s’est joué à Safi aurait pu se produire ailleurs. Les événements climatiques extrêmes (inondations, vagues de chaleur, sécheresses) se multiplient et s’intensifient au point de devenir la nouvelle normalité climatique. Comme le souligne le rapport AR6 du GIEC (2021–2023), «les extrêmes climatiques deviennent la règle plutôt que l’exception». Ce qui était autrefois perçu comme un «accident climatique» doit désormais être compris comme un risque structurel, inscrit durablement dans nos trajectoires de développement.

Depuis Rio jusqu’à Paris, les cadres internationaux n’ont cessé de rappeler que la résilience n’est pas un slogan, mais une obligation doctrinale. De Rio (1992) à Paris (2015), l’agenda climatique est passé de la mitigation à l’adaptation, puis de l’adaptation à la résilience. Le véritable tournant a été consacré par le Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe (UNDRR, 2015–2030).

Le Cadre de Sendai repose sur un principe fondamental: les catastrophes ne sont pas des fatalités naturelles, mais le produit de vulnérabilités construites, sociales, territoriales et institutionnelles. Il place au cœur de l’action publique la préparation, la prévention et le rôle central des communautés locales. La tragédie de Safi illustre précisément le décalage entre l’intensification des aléas climatiques et l’insuffisante intégration de la réduction des risques dans les politiques publiques, notamment à l’échelle des territoires et des populations les plus exposées.

La Banque mondiale comme l’OCDE définissent la résilience comme une capacité humaine, sociale et institutionnelle. Or, au Maroc, l’effort s’est surtout concentré sur les avancées institutionnelles et les infrastructures, au détriment des dimensions humaine, sociale et communautaire de la résilience. Celle-ci ne peut plus être envisagée comme une option technique ou sectorielle: elle constitue désormais un choix de gouvernance, engageant la manière dont l’État anticipe, protège et associe ses citoyens face au risque climatique.

Une confusion persiste entre adaptation et résilience. L’adaptation, domaine dans lequel le Maroc a relativement bien avancé, concerne principalement les infrastructures et les politiques sectorielles (eau, agriculture, énergie), guidées par une planification nationale et une approche top-down: bassins écrêteurs, digues, ouvrages de dérivation, reboisement, aménagements urbains adaptés.

Mais la résilience, qui relève en principe du département de l’Environnement, est d’une autre nature. Elle demeure aujourd’hui le parent pauvre des politiques publiques face aux effets du changement climatique. La résilience concerne d’abord la protection des populations, le développement d’une culture du risque, une gouvernance territoriale adaptée, des systèmes d’alerte précoces compréhensibles et territorialisés, ainsi que des filets sociaux capables d’absorber les chocs. Comme le rappellent la Banque mondiale et le GIEC: «Resilience is not about resisting shocks, but about absorbing them without collapsing» (La résilience ne consiste pas à résister aux chocs, mais à les absorber sans s’effondrer). On peut être adapté sans être résilient.

En 2015–2016, le département de l’Environnement avait pourtant lancé 38 plans communaux de résilience, issus de concertations locales approfondies. Ils devaient constituer un socle extensible à l’ensemble du territoire. Ces plans sont restés largement lettre morte: non mis en œuvre, non actualisés, puis progressivement éclipsés par une recentralisation régionale du débat. Or, les meilleures pratiques internationales montrent que la résilience exige une gestion micro-territoriale du risque, au plus près des populations et des vulnérabilités locales.

Le cas marocain révèle ainsi un paradoxe: un succès macroéconomique réel (leadership climatique africain, stratégies nationales structurantes, investissements lourds) mais une vulnérabilité persistante à l’échelle micro-territoriale. Le maillon faible demeure la faible appropriation par la population, la résilience territoriale inégale, la déconnexion entre planification centrale et vécu local, et l’insuffisante intégration des collectivités, des écoles, des associations et des médias locaux. La résilience ne se décrète pas par circulaire: elle se construit dans les territoires.

À Safi, la question centrale n’est donc pas de désigner des responsables a posteriori, mais de comprendre si nous avons fait face à une défaillance des ouvrages, à un déficit de préparation ou aux deux à la fois. Les autorités sont mobilisées pour établir les faits. Mais certaines interrogations demeurent incontournables: Safi est-elle officiellement classée comme zone à risque d’inondation? Les habitants disposaient-ils d’un système d’alerte précoce clair, localisé et opérationnel? Savaient-ils quoi faire, où aller, comment se préparer? La prévention et la coordination locale étaient-elles réellement au cœur du dispositif?

Safi constitue aujourd’hui un stress test grandeur nature de notre système de résilience. Comme le rappelle l’UNDRR, «early warning systems must be people-centered» (Les systèmes d’alerte précoce doivent être centrés sur les personnes). La catastrophe commence souvent bien avant la pluie.

Ce qui s’est produit au Maroc au cours de la dernière décennie est préoccupant: la résilience humaine et sociale a progressivement disparu du champ visible des politiques publiques environnementales. Elle a été diluée dans des portefeuilles essentiellement techniques, énergétiques, industriels ou infrastructurels, alors même qu’elle relève fondamentalement du social, du territorial et du politique. La résilience ne peut être un sous-produit d’une politique énergétique. Elle exige une vision interministérielle, territorialisée et centrée sur les populations.

Il est temps d’adopter une doctrine marocaine de la résilience climatique, portée par le département de l’Environnement mais conçue comme une politique publique transversale. Cette doctrine doit ériger la résilience en priorité nationale autour de piliers clairs:

• la centralité des collectivités territoriales, premières lignes face au risque;

• l’éducation au risque dès l’école;

• des systèmes d’alerte précoces, inclusifs et territorialisés;

• des exercices réguliers, simulations et scénarios intégrés à la gouvernance locale;

• une approche communautaire associant citoyens, associations, écoles et médias locaux.

Des pays comme le Japon, les Pays-Bas ou le Bangladesh ont démontré qu’une résilience efficace repose sur cette articulation entre État, territoires et sociétés. Ils ont compris une chose essentielle: la résilience est un investissement politique, non une dépense sociale.

Safi doit marquer un tournant. Le changement climatique n’est plus une menace future: il est une expérience quotidienne. Le risque est structurel, non accidentel. La résilience ne peut plus être pensée comme un supplément technique. Elle doit devenir une priorité politique, territoriale et citoyenne, ici et maintenant.

Par Lahcen Haddad
Le 16/12/2025 à 09h55