Voilà un débat qui rebondit! Il a été ouvert par un communiqué en date du 7 août courant par la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR) à propos du niveau historique de la population carcérale, soit 100.004 détenus. Il précise que la capacité d’accueil nationale est de 64.600 places. La situation est particulièrement critique à Casablanca (Aïn Sebaâ) avec 10.877 détenus pour 3.800 lits. La DGAPR ajoute encore deux faits. Le premier a trait à une évolution à la hausse de ce chiffre national en cas de maintien du rythme actuel des arrestations. Le second recommande des mesures d’urgence pour juguler la situation de cette surpopulation carcérale.
Une alerte qui n’a pas été du goût de l’Alliance des magistrats du Maroc, qui, avec une promptitude remarquée, a réagi le jour même par un autre communiqué. Que dit en substance ce texte? Qu’elle «refuse de manière absolue toute immixtion de nature à remettre en cause l’indépendance du pouvoir judiciaire ou d’influer sur les décisions des magistrats, y compris en cas de poursuite du pouvoir judiciaire, ou d’influer sur les décisions des magistrats en cas de poursuite en liberté ou dans le cadre d’une détention». Que la politique pénale «fait de la détention une exception et non pas la règle»; et que cette direction doit s’adresser à son «unique interlocuteur», qui n’est autre le Chef du gouvernement, autorité de tutelle, pour lui demander des moyens matériels et logistiques supplémentaires.
Pareil argumentaire nourrit la perplexité et même le commentaire interrogatif. Où est l’ingérence de la DGAPR? Serait-elle astreinte à une sorte de «secret défense» dans une version pénale inédite? Cette direction n’est-elle pas dans son rôle en rendant compte publiquement d’une situation gravement préoccupante et inacceptable. Les détenus sont des citoyens à part entière et la seule sanction est la privatisation de leur liberté. En milieu carcéral, ils ont des devoirs mais aussi des droits: santé, alimentation, hébergement dans des conditions de dignité, encadrement de réinsertion sociale...
Trois jours plus tard, le jeudi 10 août, voilà que la controverse déborde du côté de la Présidence du ministère public qui se fend, elle aussi, d’un communiqué. Ce texte va dans le sens de la DGAPR en relevant à son tour l’état des lieux de la situation dans les établissements pénitentiaires. Il appelle les parties prenantes à rechercher et à mettre en œuvre les mesures appropriées. Enfin, il précise qu’il continuera à assumer son rôle pour sensibiliser et encadrer les juges en vue de rationaliser la détention préventive. A noter encore, une annonce faite par cette même présidence d’un agenda: une rencontre, en septembre prochain, réunissant l’ensemble des institutions et des parties concernées pour discuter de cette question. Avec quel ordre du jour précis? L’étude des propositions et moyens dans la perspective d’«une intervention prochaine du législateur» en vue de «solutions législatives attendues».
Une interrogation de principe est à relever à cet égard. Et le gouvernement dans tout cela? Force est de faire ce constat: il ne paraît pas faire montre d’une grande célérité en la matière, tant s’en faut. Pour l’heure, deux pistes se distinguent, celle de la construction de nouvelles prisons et celle des peines alternatives. Celles-ci ont fait l’objet de l’adoption d’un projet de loi (N° 43-22) approuvé en Conseil de gouvernement, voici deux mois, et qui a été déposé le 21 juin dernier à la Commission de la justice et des droits de l’homme de la Chambre des représentants. Il faudra ensuite prévoir un délai institutionnel (vote puis transmission à la Chambre des conseillers). Dans la meilleure des hypothèses, ce texte, amendé ou pas, ne sera acté qu’à la fin de l’année. Il va certainement constituer un «appel d’air» et aider à décongestionner la situation actuelle puisqu’il prévoit la possibilité pour les condamnés d’une peine inférieure à deux ans. 51% des détenus sont à classer dans cet étiage.
Selon un rapport de la DGAPR, au cours des sept dernières années, pas moins de sept nouvelles prisons ont été ouvertes en lieu et place d’établissements vétustes. Et la capacité totale d’accueil a ainsi augmenté de pratiquement 18% alors que le taux d’accroissement de la population carcérale a été de l’ordre 17%.
Le débat de fond sur la politique pénale et sa déclinaison pénitentiaire a-t-il avancé ces dernières années? Il pose en premier la question de la détention préventive. Pour la Présidence du ministère public dans son long communiqué précité, des précisions sont données qui aident à en appréhender les multiples aspects. Le souci exprimé est celui de la rationalisation de la gestion de la détention, celle-ci n’étant requise que lorsqu’elle est «nécessaire»: sur les 309.259 personnes déférées devant les parquets durant ce premier semestre 2023, le taux de détention s’est situé autour de 24%. Aujourd’hui, les personnes en détention préventive se chiffrent à 39%, en baisse d’un point sans doute mais toujours élevé.
Preuve que le recours à la détention préventive reste quelque peu excessif comme s’il participait d’une politique pénale «structurante» du côté des parquets et des magistrats instructeurs depuis 2012 -ce taux se situe pour les dix années précédentes dans une fourchette de 40/43%...
Cela dit, quel est le fondement du placement en détention préventive? Le principe est que toute privation de liberté ne doit pas présenter un caractère arbitraire. Prévaut ici la présomption d’innocence telle que consacrée dans les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 9-3) mais aussi dans la nouvelle Constitution de 2011 (art. 119 et art.120 sur un procès équitable). Les dispositions de l’article 175-1 du Code de procédure pénale précisent que la détention préventive est une mesure exceptionnelle. Or, dans la pratique judiciaire actuelle, elle paraît être pratiquement une mesure d’automaticité.
Un basculement opéré dans l’attente d’un procès, la détention est souvent la règle et le contrôle judiciaire l’exception, cette dernière procédure étant peu mise en œuvre (art. 160 à 174 du CPP). Rien d’étonnant alors que la détention préventive est souvent apparentée à un préjugement, voire à une présomption de culpabilité. Un moment clé de l’instruction devant concilier le respect de la liberté et le principe de la présomption d’innocence d’un côté et la nécessité d’assurer et de préserver les besoins de la procédure pénale.
Par-delà cette problématique qui vient de connaître un regain d’actualité, reste le grand dossier de la réforme du Code pénal et de celui de la procédure pénale. Les annonces et les postures se multiplient depuis près de deux ans, oui, sans doute. Mais le discours sur la réforme n’est pas audible s’il ne se traduit pas par des mesures marquées du sceau d’une vision de la société.