L’annonce par le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) de l’indépendance de la Kabylie et de la proclamation d’une «République fédérale de Kabylie», depuis Paris, n’a rien d’un acte isolé ni d’une simple mise en scène symbolique d’un groupe d’opposition en exil. Elle constitue, au contraire, un moment révélateur d’un long processus de contradictions structurelles qui accompagnent l’État algérien depuis l’indépendance et qui remettent au premier plan les questions de l’identité, du pluralisme et des limites de l’État-nation, dans un contexte régional particulièrement sensible.
Certes, indique le quotidien Assabah dans une analyse dédiée publiée dans son édition de ce lundi 22 décembre, cette déclaration ne produit à ce stade aucun effet juridique et ne bénéficie d’aucune reconnaissance internationale. Mais sa portée politique dépasse largement le contenu du communiqué lui-même. Par son timing, son lieu et son discours, l’événement place l’Algérie face à la narration sur laquelle elle a bâti sa politique étrangère pendant des décennies: celle du droit à l’autodétermination conçu comme un principe moral et politique à exercer hors des frontières, jamais à l’intérieur.
La Kabylie occupe historiquement une place singulière dans la géographie algérienne. Elle n’est pas seulement un espace territorial, mais le berceau d’une identité amazighe forte, forgée au fil des siècles par une résistance culturelle persistante, avant et après la colonisation française. Dès les premières années de l’indépendance, une tension latente s’est installée entre l’État central et une large partie de la société kabyle, alimentée par des politiques d’arabisation forcée, la marginalisation de la dimension amazighe et une volonté rigide de construire un État à identité unique.
Cette tension a éclaté à plusieurs moments charnières, notamment lors du Printemps berbère de 1980, premier défi culturel ouvert à l’autorité, puis lors des événements du «Printemps noir» de 2001, qui ont mis en lumière la profondeur de la rupture entre une partie de la population kabyle et les institutions de l’État. Cette mémoire protestataire n’a jamais été traitée politiquement; elle a été essentiellement contenue par des réponses sécuritaires, laissant des blessures ouvertes dont se sont ensuite nourries des mouvances plus radicales.
C’est dans ce contexte qu’est né le MAK, d’abord comme un mouvement revendiquant l’autonomie, avant d’évoluer progressivement vers un discours ouvertement séparatiste, en particulier après son classement comme organisation terroriste par les autorités algériennes. Cette décision, loin de mettre fin au mouvement, l’a poussé à se restructurer en exil, où il a reformulé son discours en s’appuyant sur un langage de droits humains et de droit international, principalement destiné à l’opinion publique occidentale.
L’embarras soulevé par cet épisode n’est pas juridique: il est politique et moral.
L’Algérie, qui a fondé une part importante de sa légitimité régionale sur le soutien à des mouvements séparatistes hors de ses frontières, au premier rang desquels le Front Polisario, se retrouve aujourd’hui confrontée à un discours qui reprend, dans la forme comme dans le fond, celui qu’elle a défendu pendant des décennies, écrit Assabah. Les mêmes concepts, les mêmes références et le même recours sélectif au droit international sont désormais utilisés contre elle.
La question devient alors inévitable: comment l’État algérien peut-il rejeter le principe de l’autodétermination sur son propre territoire tout en en faisant la pierre angulaire de sa politique à l’égard du Maroc? Comment défendre l’intégrité territoriale sans interroger des choix passés qui ont contribué, au moins sur le plan théorique, à légitimer la fragmentation des États au nom des peuples?
Il devient aujourd’hui difficile pour l’Algérie, dès lors, de convaincre la communauté internationale de son refus catégorique de l’autodétermination interne, alors qu’elle a utilisé ce principe pendant plus d’un demi-siècle comme un levier diplomatique contre le Maroc. Son discours officiel, centré sur la «libération des peuples», relevait moins d’une défense de principe que d’un instrument stratégique destiné à affaiblir un voisin perçu comme stable. Aujourd’hui, le même raisonnement revient frapper à sa porte, suscitant un effet de boomerang politique.
Au-delà de la Kabylie, l’enjeu est plus large, souligne Assabah. Dans le sud algérien, où vivent notamment des communautés touarègues, les protestations sociales et identitaires se multiplient, nourries par la marginalisation économique, les inégalités dans la redistribution des richesses et l’absence de développement, malgré l’abondance des ressources naturelles. Si ces revendications n’ont pas encore pris la forme d’un projet séparatiste affirmé, elles reposent sur des ressorts similaires: sentiment d’exclusion, défiance envers le centre et absence d’un horizon politique inclusif.
La crise à laquelle fait face l’Algérie n’est donc pas celle de mouvements séparatistes isolés, mais celle d’un modèle étatique en difficulté. Depuis les années 1970, Alger a fait du dossier du Sahara marocain un axe structurant de sa politique étrangère, non par attachement abstrait à un principe juridique, mais dans une logique stratégique visant à contenir l’émergence du Maroc comme pôle régional. Le financement du Polisario, l’accueil de sa direction et l’internationalisation du conflit s’inscrivaient dans une politique d’exportation des tensions, au détriment du traitement des problématiques internes.
Or, ce pari montre aujourd’hui ses limites. Le Maroc, en misant sur une proposition d’autonomie, le développement des provinces du Sud et la construction d’alliances internationales, est parvenu à transformer un fardeau en atout. L’Algérie, à l’inverse, demeure prisonnière d’un discours qui ne convainc plus ni à l’intérieur ni à l’extérieur, tandis que ses crises économiques, sociales et politiques s’aggravent.
Le contraste est frappant: le pays, qui était la cible prioritaire des politiques de fragmentation, apparaît aujourd’hui plus stable et confiant, tandis que celui qui a investi dans la logique de division fait face à des fractures internes croissantes. La différence ne tient ni aux ressources ni à l’histoire, mais aux choix politiques. Là où le Maroc a cherché à gérer la diversité dans l’unité et à asseoir sa légitimité sur des réformes progressives et des résultats concrets, l’Algérie est restée attachée à une narration révolutionnaire figée, puisant sa légitimité dans le passé et repoussant sans cesse les interrogations du présent: qui sommes-nous, comment gérer nos différences et quel type d’État voulons-nous?








