Frédéric Encel: «Chaque fois que la France se rapproche de l’Algérie, c’est la douche froide et l’humiliation pour Paris»

L'essayiste et géopolitologue Frédéric Encel.

Le 06/06/2024 à 09h15

VidéoFrédéric Encel, géopolitologue et essayiste français, a accordé cette interview pour Le360 où il analyse la dynamique de réchauffement que connaissent actuellement les relations entre le Maroc et la France. Il revient également sur les causes de l’irréversible, mais néanmoins continuelle dégradation de l’union jadis rêvée par le président Macron avec le régime d’Alger.

En plus de ses deux casquettes de géopolitologue et d’historien, Frédéric Encel est professeur de relations internationales à l’École supérieure de gestion, habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris, et directeur de séminaire à l’Institut français de géopolitique. Il est également intervenant à l’Institut français des hautes études de défense nationale et auteur de nombreux ouvrages, dont «Les voies de la puissance», paru récemment aux éditions Odile Jacob. Dans cette entrevue avec Le360, il appelle l’establishment français à porter au pinacle les relations franco-marocaines.

Le360: la reconnaissance économique par la France de la marocanité du Sahara a-t-elle, selon vous, favorisé un dégel complet dans les relations entre le Maroc et la France?

Frédéric Encel: au fond, cette reconnaissance avait commencé il y a déjà quelques années, mais de manière subreptice. Quand des boites françaises ou des instituts culturels investissent sur un territoire, il ne s’agit pas d’une reconnaissance politique officielle de la souveraineté de l’État concerné sur ce territoire, mais cela commence à y ressembler. De ce point de vue-là, je participais il y a quelques années à des colloques à caractère économique, financier ou culturel où, effectivement, je pouvais constater qu’il y avait cet investissement. Donc oui, le développement de cela dans le Sahara occidental procède de quelque chose de très favorable. Est-ce que cela va accélérer la dynamique politique et diplomatique et la pleine reconnaissance de la souveraineté chérifienne sur le Sahara occidental? Je l’espère évidemment. J’en suis convaincu mais c’est une question de timing. En diplomatie, la question est la suivante: est-ce que dans les prochains mois, la France va-t-elle suivre le chemin espagnol sur le plan d’autonomie comme étant la meilleure perspective possible? Je le crois, mais cela ne se passera pas de cette manière-là. La France adopte toujours une position assez gaullienne, en vertu de laquelle elle ne suit pas des États. Elle s’accompagne d’États ou prend l’initiative surtout chez des pays amis et alliés.

En tant que géopolitologue, historien et connaisseur de la région, mais également en tant que citoyen français, je pense que cette reconnaissance devrait se faire de manière rapide. Mais si vous me posez la question de la manière dont cela va se faire, je vous réponds que l’on va vers un plus et un mieux mais, sans doute, par étapes et de manière relativement longue.

«Ceux qui espéraient que les gestes de la France allaient lui permettre de gagner en influence ou des points, notamment économiques avec l’Algérie, étaient déçus.»

—  Frédéric Encel.

Certains analystes estiment que le président français pourrait procéder à une reconnaissance politique du Sahara marocain lors de sa prochaine visite au Maroc. Qu’en pensez-vous?

Je vais user d’une petite pirouette pour vous répondre. Si l’on demandait aux citoyens français ce qu’ils en pensaient, pour ceux qui savent où placer le Sahara sur une carte, je puis vous garantir que la majorité des sondés dira «oui», le Sahara appartient au Maroc. Si l’on demandait aux diplomates du Quai d’Orsay s’il fallait aller vers cette reconnaissance, je suis un peu moins affirmatif. Mais je peux affirmer, tout de même, que la majorité serait d’accord aussi.

Le président de la République française, à la fois en tant que chef des armées et en tant que celui qui, en vertu de la constitution de 1958, donne les grandes orientations du pays, notamment en matière de défense et des affaires étrangères, sera le dernier à la fin des fins à décider. Est-ce qu’il va, lors de sa prochaine visite, annoncer la reconnaissance officielle? Je ne sais pas. Je pense, en revanche, que l’on va assister à l’étape évoquée tout à l’heure et aller vers une position plus favorable à ce plan d’autonomie qui me semble extrêmement constructif.

Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron s’était plus rapproché de l’Algérie que du Maroc. Aujourd’hui, il favorise une relation beaucoup plus raffermie avec le Royaume. Ce rapprochement s’opère, selon certains observateurs, aux dépens de l’Algérie. Est-ce votre opinion?

Mon analyse n’est pas très éloignée de la vôtre. Je la nuance un petit peu plus et je parlerai d’une tentative de rééquilibrage, puisque l’on a affaire à un dossier triangulaire. En réalité, tout ce qui se passe entre le Maroc et l’Algérie intéresse directement la France. Là où je vous suis, c’est qu’Emmanuel Macron a considéré qu’on pouvait, sans menacer les relations qu’on avait avec le Maroc, avancer vers l’Algérie, notamment sur le plan économique lors de ce voyage où il avait emmené avec lui beaucoup de patrons et plusieurs ministres. Il a fait plusieurs déclarations mémorielles qui étaient, aussi, assez favorables à un rapprochement et, à chaque fois, je puis vous affirmer que ceux qui espéraient que ces gestes et cette nouvelle posture allaient permettre à la France de gagner en influence ou des points, notamment économiques avec l’Algérie, étaient déçus. J’ai presque envie de vous dire qu’à chaque fois, cela était la douche froide en allant pratiquement jusqu’à l’humiliation. Et je suis de ceux qui considèrent que, structurellement, le régime algérien a décidé il y a très longtemps de continuer à voir la France comme un «punching ball» et à pointer le doigt sur les responsabilités passées et présentes de la France dans toutes les avanies, toutes les catastrophes économiques, sociales et diplomatiques que pouvait rencontrer ce régime algérien.

«On a encore moins de raisons de prendre le risque dont le coût est très important et très grave d’une dégradation de la relation avec le Maroc.»

—  Frédéric Encel.

L’inconvénient, c’est que cela ne résout absolument pas les problèmes de fond et, surtout, lorsqu’on est Français, que l’on soit diplomate, universitaire, lié aux questions de sécurité et de défense, ou que l’on soit Premier ministre ou Président de la République, et quand on est la France et, par conséquent souverains aussi, on doit en tenir compte. L’on doit tenir compte de ce positionnement lourd, dur et structurant de la politique étrangère algérienne depuis des décennies pour cesser de croire qu’on va parvenir à un lieu. Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir de bonnes relations avec l’Algérie, mais après plusieurs tentatives manifestement infructueuses pour les raisons que je viens de citer, il faut cesser, et je le dis avec beaucoup de force et de vigueur, surtout si cela devait gêner les relations avec un pays ami, allié et progressant sur le plan socio-économique, culturel, technologique dans la Méditerranée et l’Afrique de l’Ouest que je parcours et je vois de plus en plus de chefs d’entreprises, de managers et d’ingénieurs marocains s’installer et prospérer. Tout cela sans une goutte de pétrole et sans un mètre cube de gaz naturel.

Les choses pour moi sont donc assez claires. On ne peut pas forcer l’actuel régime algérien. Peut-être que cela changera dans les prochaines décennies avec un autre régime, mais on ne peut pas changer le régime algérien s’il ne souhaite pas aller vers la France. On a, me semble-t-il, encore moins de raisons de prendre le risque dont le coût est très important et très grave, d’une dégradation de la relation avec le Maroc, qui ne pose pas ce genre de problèmes.

«Je crois que dans les prochaines années, il n’y a d’efforts à faire dans cette région qu’avec le Royaume chérifien.»

—  Frédéric Encel.

Croyez-vous que l’Élysée et le Quai d’Orsay se sont rendu compte, à la fin, qu’ils étaient en face d’un régime beaucoup plus militaire que politique, avec lequel ils ne pouvaient entretenir une relation normale?

Que ce soit un régime de nature militaire ou pas, cela ne change pas grand-chose. Parce que dans les relations internationales, l’excellence ou le caractère catastrophique de vos relations ne dépendent pas de la nature du régime en place. La France, et je suis bien placé pour vous le dire en tant que géopolitologue, a soutenu des régimes militaires ou militaristes notamment au Moyen-Orient ou en Afrique subsaharienne. Les États n’ont que des intérêts, disait Hegel. Et rien dans la charte des Nations unies n’implique que la nature d’un régime, démocratique ou pas, militaire ou pas, monarchique ou républicaine, doive modifier toute ou une partie de la politique vis-à-vis de ce régime.

Et pour répondre au deuxième aspect de votre question, je me souviens d’une phrase très juste prononcée par le Président de la République, selon laquelle le régime algérien utilise une rente mémorielle. Et cette rente mémorielle n’est pas toujours très constructive, et c’est le moins que l’on puisse dire, dans la dynamique existante entre deux États. Ce régime joue la carte de cette rente de manière outrancière.

Je crois que dans les prochaines années, il n’y a d’efforts à faire dans cette région qu’avec le Royaume chérifien. Voilà un souverain qui, en 2011, modifie la constitution au profit d’une ouverture qui la rend plurielle, avec notamment cette dimension berbère et juive, alors que, et c’est très courageux, c’était après une série d’attentats islamistes et qu’une partie de la planète se refermait sur une base clanique, ethniciste, confessionnaliste et racialiste, etc.

Je me rappelle qu’après une série d’attentats violents, le Souverain avait eu le courage de modifier la Moudawana. Je constate également que sans ressources commercialisables importantes, et simplement avec une politique rationnelle et pragmatique et sans dimensions matamoresques, le Maroc parvient à progresser sur la scène internationale, africaine et jusqu’aux Proche et Moyen-Orient. Je considère que c’est bien évidemment avec ce pays-là qui, par ailleurs, n’a jamais entretenu de positionnement toxique ou hostile vis-à-vis de la France, qui est encore largement francophone et francophile, qu’il faudra faire porter nos efforts.

Par Saad Bouzrou et Youssef El Harrak
Le 06/06/2024 à 09h15