Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) et enseignant français en géopolitique, décortique le secret de la réussite de la diplomatie marocaine sur l’échiquier africain et international. Au fil de l’interview, il évoque la dimension méditerranéenne de la politique étrangère du Maroc et explique comment le Maroc est parvenu à se positionner sur tous les projets structurants du continent africain. Pour lui, la grande réalisation du Maroc, c’est d’avoir refocalisé son attention sur son africanité autant qu’il n’a pas abandonné les autres dimensions qui le rendent crédible.
Le360: quels sont d’après vous les principaux succès de la diplomatie marocaine lors de ces 25 dernières années?
Emmanuel Dupuy: pour résumer en quelques mots, je dirais: la réussite diplomatique continentale. Désormais l’Afrique a une voix qui est plus audible qu’elle ne l’était il y a encore une dizaine d’années (…) Je dirais que la première réussite, c’est d’avoir conscientisé les Africains qu’il fallait qu’ils parlent d’une seule voix et qu’ils essayent de trouver les moyens de déléguer à des pays qui ont non pas une légitimité supérieure mais une historicité. Le Royaume du Maroc a 1.300 ans d’existence. Donc il peut exhiber sa dimension civilisationnelle. Le Maroc parle différemment aux États-Unis que d’autres pays africains, puisque le Royaume fut le premier pays à reconnaître les États-Unis, qui le lui ont bien rendu, puisque le Maroc a accueilli la première ambassade, la légation américaine à Tanger. Donc, il y a un discours très particulier que le Maroc porte auprès de son grand voisin de l’Atlantique nord, qui peut être bénéfique pour les pays africains qui, parfois, ont du mal à franchir l’Atlantique au sens littéral du terme.
«Le Maroc est au firmament de plusieurs dynamiques géopolitiques. C’est une puissance atlantique, l’initiative du Roi l’étaye.»
— Emmanuel Dupuy.
Deuxième élément. Le Maroc est au firmament de plusieurs dynamiques géopolitiques. C’est une puissance atlantique, l’initiative du Roi l’étaye. C’est une puissance profondément africaine puisque la Conférence de Casablanca en 1961 a donné les ferments du panafricanisme avec feu Mohammed V comme l’un des principaux initiateurs de cela (…) Mais, également un panarabisme qui va de pair avec ce panafricanisme puisque le Maroc fait partie de l’ensemble des organisations intergouvernementales arabo-musulmanes: la Ligue arabe depuis 1945, l’Organisation de la coopération islamique depuis 1969, avec cette particularité, dans le contexte très crisogène que nous connaissons depuis neuf mois à Gaza, d’un Maroc qui préside le comité Al-Qods depuis 1975 et en même temps d’un Maroc qui a franchi le pas en octobre 2020 en signant les accords d’Abraham d’une reconnaissance ou d’une normalisation de ses relations avec Israël. C’est cette double dynamique qui lui donne une capacité d’être irrémédiablement et incontestablement un soutien de la cause palestinienne et, en même temps, d’être un pays qui peut parler à d’autres nations qui n’ont pas la même relation vis-à-vis de cette question.
Qu’en est-il de la dimension méditerranéenne?
On n’a pas beaucoup parlé de cette dimension. Le roi Hassan II avait raison de dire que le Maroc est comme un arbre. Ses racines sont puissamment ancrées dans le continent africain, très au sud avec les 3.500 kilomètres de côtes entre Tanger et Nouadhibou, mais également avec 14 kilomètres seulement qui le séparent de l’Espagne. Je crois que cette image est assez forte. Elle est d’autant plus forte que le Maroc s’est arrimé au développement d’une coopération euratlantique depuis longtemps. Le premier accord d’association économique, c’est 1963. La dimension d’un accord d’association formellement qualifiable et quantifiable, c’est en 2000: l’accord d’association entre l’Union européenne et le Maroc.
Et puis, bien évidemment, on pourrait rajouter l’accord sur la pêche, l’accord agricole. Tout cela conforte l’idée que le Maroc a sa destinée aussi dans un espace euroméditerranéen. Je ne passe pas sous silence la demande qui avait été formulée par le roi Hassan II en 1984 de rejoindre l’Union européenne, qui était à l’époque la Communauté économique européenne. Donc, une dimension qui est aussi forte, car le Maroc contrôle autant que l’Espagne, à travers le détroit de Gibraltar, la stabilité et le développement sécuritaire de l’ensemble du bassin méditerranéen, ce qui lui donne une responsabilité comme facilitateur et médiateur pour essayer de trouver des solutions aux crises qui obèrent le continent africain.
«La grande réalisation du Maroc, c’est d’avoir refocalisé son attention sur son africanité autant qu’il n’a pas abandonné les autres dimensions qui le rendent crédible.»
— Emmanuel Dupuy.
On a évoqué le Sahel. On peut aussi évoquer la Libye car le Maroc a servi de médiateur et de facilitateur (…) La Libye est un exemple, mais on pourrait aussi aller un petit peu plus loin vers le cas soudanais. Le Maroc a été et reste un grand pourvoyeur de soins puisque l’hôpital militaire de Juba était une très belle initiative, quasi concomitante avec le début du déclenchement de la guerre civile après l’indépendance du sud Soudan en 2011. Vous voyez qu’on est quand même très loin du Maroc. On est très loin d’un objectif qui est d’un intérêt stratégique évident.
Pour résumer et faire un tour d’horizon, la grande réalisation du Maroc, c’est d’avoir refocalisé son attention sur son africanité autant qu’il n’a pas abandonné les autres dimensions qui le rendent crédible: vis-à-vis de l’Union européenne, vis-à-vis de l’OTAN. Depuis 2016, le Maroc est un partenaire stratégique non membre de l’OTAN, avec sa participation au dialogue méditerranéen de l’OTAN par exemple, avec peut-être d’ailleurs une base américaine qui, un jour, aurait légitimement sa place le long de la côte atlantique marocaine.
Le Maroc a-t-il sa place dans les BRICS?
Le Maroc a parfaitement sa place dans les BRICS. Le prochain sommet de Kazan, en octobre, fera que les BRICS vont s’africaniser. Pour l’instant, dans les BRICS, trois pays africains: l’Éthiopie, l’Égypte et l’Afrique du Sud. À Kazan, on aura sans doute une dizaine, voire une douzaine de pays africains. Donc, toute cette dynamique participe d’une volonté d’avoir une diplomatie à 360 degrés en regardant vers l’Europe traditionnelle –une bonne partie des Marocains de l’étranger vivent sur le continent européen, pour ne pas dire beaucoup d’entre eux en France– et vers une africanité, une redécouverte de ce qu’a été la dimension post-coloniale panafricaniste dans sa volonté de redécouvrir la souveraineté dans tous les domaines. Et puis bien évidemment, travailler de concert autant avec les pays occidentaux qu’avec les pays orientaux, les pays du Golfe, la Chine et l’Inde.
«Le Maroc est le premier étage d’un investissement que beaucoup de pays veulent faire vis-à-vis du continent africain, c’est une sorte de vitrine.»
— Emmanuel Dupuy.
Tout ça pour dire que le Maroc s’inscrit dans tous les projets structurants du continent africain: les routes de la soie par rapport à la Chine, le projet de développement sur les dix prochaines années de l’Union européenne –le «Global Gateway»–, la dimension récemment mis en exergue à l’occasion du dernier sommet du G7 à Paris, sous l’égide de la Première ministre Giorgia Meloni, de multiplier par trois les investissements pour les infrastructures africaines.
Le système bancaire marocain, le système de l’assurance marocaine, l’investissement dans l’industrie halieutique, le développement des ports en eau profonde, le développement des industries culturelles et créatives, la diversification dans l’économie du sport avec la perspective de la Coupe du monde, participent de cette volonté d’attirer les investisseurs sur le continent africain.
Le Maroc est finalement le premier étage d’un investissement que beaucoup de pays veulent faire vis-à-vis du continent africain, c’est une sorte de vitrine. Mais une fois que vous avez franchi la devanture, vous allez regarder ce qu’il y a sur les étals du magasin.