Du virtuel à la rue: quand les jeunes réinventent la politique

Mouna Hachim.

ChroniqueNi partis, ni chefs, ni mots d’ordre: une génération Z façonnée par le numérique investit la rue. Spontanée et puissante, mais vulnérable à plusieurs niveaux, elle bouscule les codes de l’action collective et force l’État à s’ajuster.

Le 04/10/2025 à 11h00

Ils ne portent pas de bannières partisanes, ne suivent pas de leaders, n’obéissent à aucun mot d’ordre classique.

Ils ne réclament ni faveurs, ni subventions ponctuelles, ni postes fictifs, et refusent de se laisser berner par les vitrines spectaculaires.

Ce qu’ils veulent: l’essentiel. Des fondations sociales: une école qui éduque, des hôpitaux qui soignent, un travail digne qui ouvre des perspectives…

Ce sont des jeunes ayant choisi la rue comme langage politique. Souvent nés après l’an 2000, ils sont façonnés par les réseaux sociaux, nourris à l’information en continu, connectés aux colères du monde.

On les appelle la génération Z. Z comme Zapping, dans leur manière, souvent rapide et fragmentée, de consommer l’information et le divertissement. Z comme Zoom sur l’instantanéité, portée par les réseaux sociaux, les vidéos courtes et l’hyperconnexion. Z comme Zéro frontière, dans un monde désormais sans limites et globalisé.

Leur mobilisation ne ressemble à aucune autre: pas de structure hiérarchique, pas de chef charismatique, pas de figure médiatique à mettre en avant.

C’est un soulèvement diffus, rhizomatique, fragmenté —mais puissant. TikTok, Discord, WhatsApp, X: voilà les nouveaux lieux de rassemblement. Si, jadis, les partis organisaient des réunions de section et distribuaient des tracts, aujourd’hui les slogans naissent en quelques heures dans un fil de discussion et se propagent en millions de vues, avant même que les autorités ne comprennent ce qui est en train de se passer.

Le collectif GenZ212 est emblématique de cette mutation. Né sur Discord, il rassemble déjà des dizaines de milliers de membres actifs, capables de coordonner des sit-in dans plusieurs villes… sans jamais se rencontrer physiquement.

Cette organisation fluide déjoue les schémas traditionnels de contrôle. C’est sa force, car elle échappe aux tentatives d’encadrement. Mais c’est aussi son talon d’Achille: sans leaders, la contestation peine à tracer un cap, et n’importe quelle voix surgie de l’anonymat peut se prétendre représentative.

S’ajoute à cela le fait que ces manifestations échappent à tout cadre légal. Au Maroc, la Constitution garantit le droit de manifester. Mais la loi impose une déclaration préalable, signée par au moins trois organisateurs, précisant l’objet, le lieu, l’heure et l’itinéraire. En l’absence de ce cadre, l’élan collectif devient plus vulnérable aux dérives incontrôlées et à une répression facilitée, l’État pouvant brandir, dès le départ, l’argument d’illégalité.

C’est aussi dans cet interstice que s’infiltrent les risques de manipulation. Oppositions idéologiques et adversaires du Maroc –ennemis de l’intérieur ou parties étrangères– profitent du flou pour voler la parole. Ils investissent les réseaux, injectent des mots d’ordre, créent des polémiques, polarisent le débat. Dans le monde virtuel, tout est possible: hashtags amplifiés artificiellement, vidéos sorties de leur contexte, récits catastrophistes, campagnes de haine dissimulées derrière l’anonymat. Ces intrusions risquent de détourner l’élan sincère de la jeunesse, d’orienter la colère vers d’autres mobiles, de semer le doute et la division.

Les violences survenues dans certaines régions, menées par des émeutiers cagoulés, en sont l’expression la plus brutale. Elles brouillent la parole de la contestation et affaiblissent la portée de son message. Que reste-t-il d’un cri de justice lorsqu’il est couvert par le vacarme de casse? Nommer les choses reste indispensable: les coups portés aux forces de l’ordre, les atteintes aux biens publics et privés, ne constituent pas un langage politique, mais marquent une dérive préoccupante, condamnée, du reste, aussitôt.

Réduire tout ce mouvement à une colère incontrôlée et à ses excès, en oubliant les revendications de base, serait une grossière erreur.

Sans tomber dans la romantisation de la rue, il faut rappeler qu’elle est un espace d’expression: non pas une fin en soi, mais un déclencheur —et, de tout temps, un lieu politique.

Dans la Grèce antique, la polis désignait la cité, et son cœur était l’agora: une place publique où les citoyens débattaient, contestaient, imaginaient l’avenir. Un espace où la parole prenait vie, où la citoyenneté s’affirmait, où la politique s’inventait au quotidien.

Aujourd’hui, certains jeunes reprennent cet héritage à leur manière. Là où les institutions votent et décident, la rue rappelle, bouscule, interpelle. Elle n’écrit pas les lois, mais elle oblige les gouvernants à confronter leurs discours et leurs échecs à la réalité. En ce sens, la rue demeure un miroir implacable du pouvoir.

Elle n’est pas seulement un exutoire, elle est souvent un catalyseur, comme l’histoire l’a montré, ici comme ailleurs. Au Maroc, le mouvement du 20 février a ouvert la voie à une nouvelle Constitution. Dans le Rif, les marches pour la dignité ont mis la marginalisation régionale au centre du débat national. Aux États-Unis, les slogans de Black Lives Matter ont forcé le pouvoir à affronter la question des violences policières. En France, les Gilets jaunes ont occupé les ronds-points et imposé leur agenda social. En Espagne, les Indignados ont transformé l’indignation face aux inégalités et à la corruption en un parti qui a pesé dans les urnes…

Partout, les foules rappellent que la politique ne se résume pas aux hémicycles: elle naît aussi dans la rue.

Encore faut-il une réponse efficace, rapide, à la mesure des enjeux. Pas une lenteur archaïque, ni des discours sans relief, assénés après une réunion ministérielle, immortalisée dans une photo éclatante de cols blancs.

Tant de dispositions au dialogue, tant de promesses de réformes, tant de commissions d’enquête dans une mollesse qui n’est pas seulement une question de style, mais une stratégie à part entière!

Temporiser. Diluer. Amortir. Attendre que la vague se retire.

Mais parier sur l’essoufflement de la rue, c’est ignorer la profondeur des fractures. Ce qui se joue n’est pas une crise passagère: c’est une clameur de fond.

La responsabilité est donc double. Celle des jeunes en séparant les revendications vitales des pièges idéologiques, en rejetant tout appel à la violence et en refusant de suivre ceux qui veulent transformer un cri de justice en impasse stérile.

La responsabilité première incombe toutefois à l’État. Car la meilleure manière de protéger un mouvement social des récupérations n’est pas de le surveiller ni de le stigmatiser, mais d’y répondre par des actes.

Tant que les revendications trouvent un écho concret dans des réformes tangibles, elles restent nationales, légitimes, constructives, ponctuelles. Lorsqu’elles sont ignorées, elles deviennent une proie facile pour les narratifs les plus hostiles.

Là se niche tout le dilemme: comment répondre aux colères légitimes sans donner l’impression de céder à la pression? Comment réformer en profondeur sans ébranler les équilibres institutionnels? Ce balancier permanent entre écoute et autorité, entre ouverture et maîtrise, constitue l’un des défis majeurs pour tout pouvoir confronté à une jeunesse qui ne se contente plus de promesses.

Faute de trouver ce juste cap, le risque est clair:un État qui n’entend pas la rue finit toujours par la subir.

Par Mouna Hachim
Le 04/10/2025 à 11h00