Dépolitiser la pluie, politiser l’urbanisme

Mouna Hachim.

ChroniqueInondations à Safi, effondrements à Fès : ni déni politique, ni instrumentalisation émotionnelle.

Le 19/12/2025 à 15h05

La pluie tombe et tombera. La gravité agit invariablement. Ces phénomènes n’ont ni idéologie ni agenda : ils obéissent à des lois physiques constantes. Ce qui varie, en revanche, c’est la manière dont les villes les anticipent, les canalisent ou persistent à les ignorer.

À chaque catastrophe, la tentation est grande de transformer l’événement en procès global, où l’émotion tient lieu d’argument et l’amalgame de démonstration. Ce réflexe brouille l’essentiel: la pluie n’est pas politique. Mais ses effets le deviennent lorsque des choix publics précis, identifiables, transforment un aléa naturel en catastrophe urbaine.

Dépolitiser la pluie, politiser l’urbanisme, c’est refuser à la fois la fatalité climatique et l’indignation sans suite. C’est remettre la responsabilité là où elle s’exerce réellement: dans les choix d’aménagement, leur mise en œuvre et leur gestion.

À Safi, les inondations qui ont coûté la vie à 37 personnes ont été déclenchées par un épisode météorologique rare mais explicable, marqué par des précipitations orageuses très concentrées — environ 60 millimètres en trois heures. L’aléa est soudain, documenté, mesurable. Il n’a pourtant rien d’inédit à l’échelle des nouveaux régimes climatiques.

L’eau a suivi sa logique. Elle a emprunté les pentes naturelles, investi les quartiers historiques situés à proximité du lit de l’oued Chaâba, réveillé après plusieurs années d’inactivité. Elle a pénétré des espaces urbanisés sans que leurs contraintes hydrauliques aient été pleinement intégrées.

Les réseaux d’assainissement, les sols artificialisés et les exutoires existants n’étaient pas dimensionnés pour absorber de tels volumes en un laps de temps aussi court.

Pensées pour un climat révolu, ces infrastructures révèlent aujourd’hui leur obsolescence face à l’intensification des épisodes extrêmes qui caractérisent notre époque.

La pluie a joué son rôle; la ville, elle, a exposé ses failles; celles d’une vulnérabilité construite par des décennies de décisions partielles, de sous-investissement et de gouvernance fragmentée.

La question n’est donc pas météorologique. Elle est urbaine. Elle ne concerne pas le ciel, mais le sol; non l’intensité des précipitations, mais la capacité d’une ville à encaisser le choc sans s’effondrer.

Car que dit une ville qui cède à la première pluie intense, sinon l’état de ses choix passés?

À Fès, le mécanisme est similaire malgré des phénomènes physiques différents. Deux immeubles mitoyens de quatre étages, construits en 2006, s’effondrent en quelques secondes, faisant 22 victimes.

Or, un bâtiment ne s’écroule jamais sans signes. Il se fissure, se déforme, se fragilise. Ce qui tombe en quelques secondes a souvent été laissé debout pendant des années, au prix d’arrangements successifs, de contrôles insuffisants et d’interventions inachevées.

La ville sait souvent. Elle observe de près ou de loin, classe parfois, ferme les yeux souvent. Dans cette zone grise, le risque devient habitable.

Ajouts non réglementaires, matériaux inadaptés, économies réalisées au détriment de la sécurité, absence de contrôle effectif sur le terrain: les causes sont connues, répétées.

La réglementation existe. Les procédures aussi. Mais entre le diagnostic et l’action, un vide persiste. Constater un danger sans le traiter revient à transférer la responsabilité sur ceux qui n’ont ni les moyens financiers ni les alternatives résidentielles pour s’en extraire.

Réhabiliter coûte cher. Fermer un immeuble est impopulaire. Reloger temporairement exige des ressources, du courage politique et une vision qui dépasse le court terme.

Certains invoqueront la pression démographique, l’urgence du logement ou les contraintes budgétaires; mais ces réalités n’excusent ni l’abandon de la prévention ni la normalisation du risque. Elles en révèlent, au contraire, l’urgence politique.

C’est ici que l’urbanisme rejoint pleinement la question sociale. Lorsqu’un logement devient dangereux, que fait-on de ceux qui y vivent? Où vont-ils, à quelles conditions, avec quelles garanties de retour ou de relogement durable?

Faute de réponses claires, beaucoup restent, non par inconscience, mais par absence d’alternative. Le risque devient alors un compromis contraint, accepté non par choix, mais faute de mieux.

À Safi comme à Fès, les enquêtes s’ouvrent après le drame, l’émotion prend le relais, puis la ville reprend son rythme ordinaire — jusqu’à la prochaine crue, jusqu’au prochain effondrement.

Ce temps prévisible de l’après révèle une faillite persistante de la prévention, systématiquement reléguée derrière l’urgence.

Ce cycle dit autre chose encore: une inégalité profonde face à la sécurité urbaine. Tous les quartiers ne sont pas exposés de la même manière. L’inégalité est aussi celle de l’accès à la ville elle-même. Les périphéries, les quartiers défavorisés, les ensembles urbains excentrés cumulent les fragilités: on y construit vite, on y entretient peu, et l’on y investit rarement dans ce qui fait lien.

Or, un urbanisme inclusif ne se limite pas à des normes techniques ou à des réseaux adaptés; il se mesure aussi à la capacité d’une ville à offrir des horizons et à prévenir les fractures sociales avant qu’elles ne deviennent des crises ouvertes et irréversibles.

La vulnérabilité, enfin, ne se lit pas seulement dans les rapports d’expertise; elle s’inscrit dans le paysage. L’économique a trop souvent été confondu avec le renoncement à toute ambition esthétique, comme si la contrainte budgétaire justifiait la laideur.

Les entrées de nos villes, devenues presque interchangeables, témoignent de cette réduction de l’urbanisme à une seule fonction : loger. Des périphéries standardisées, pensées pour absorber des flux plutôt que pour accueillir des vies.

Faire cité, pourtant, ne consiste pas seulement à répondre à un besoin quantitatif de logement. C’est créer des espaces qui donnent envie d’y rester, d’y circuler, de s’y reconnaître.

Car l’urbanisme n’est pas un simple exercice de planification. Il est une politique du temps long, qui engage la manière dont une société protège, inclut ou expose ses habitants. C’est là, sans doute, que réside la véritable éthique.

Politiser l’urbanisme, ce n’est pas chercher des coupables après coup, mais assumer des choix en amont du drame. C’est reconnaître que la sécurité urbaine n’est ni une inéluctabilité climatique ni une affaire individuelle, mais le produit de décisions publiques, prises —ou évitées.

Dépolitiser la pluie, politiser l’urbanisme, c’est refuser à la fois la polémique stérile et la fatalisation. C’est rappeler qu’une ville juste n’est pas celle qui réagit le mieux à la catastrophe, mais celle qui la rend moins probable.

Par Mouna Hachim
Le 19/12/2025 à 15h05