L’élection de Zohrān Mamdani à la mairie de New York dépasse de loin le cadre municipal. C’est un événement symbolique dans la géographie morale du XXIème siècle. Fils d’exilés ougandais d’origine indienne, musulman, socialiste démocrate et new-yorkais, Mamdani incarne l’irruption d’une subjectivité diasporique dans l’un des cœurs du capitalisme mondial. Son accession au pouvoir municipal marque la fin d’une époque où la modernité occidentale définissait seule les contours de la légitimité politique. Ce moment consacre une inversion du regard: désormais, c’est la périphérie qui parle, et le centre qui écoute.
Le retour du sujet diasporique
Les diasporas postcoloniales ne sont plus de simples dépositaires de mémoires dispersées. Elles deviennent productrices d’universalité. Dans la figure de Mamdani se déploie ce que Homi Bhabha appelait le tiers-espace (The Location of Culture, London/New York: Routledge, 1994): un lieu de traduction où les identités cessent d’être figées pour devenir mouvantes, polyglottes, intersectionnelles. Son parcours – d’un Kampala meurtri par la dictature d’Idi Amin à un Queens marqué par les fractures sociales et raciales – réunit le Sud global et l’Atlantique noir dans une même narration: celle d’un cosmopolitisme du bas, non institutionnel mais vécu. C’est la revanche des marges: les diasporas, autrefois perçues comme périphériques, deviennent les nouveaux laboratoires de la démocratie urbaine.
Le pouvoir du métissage moral
Mamdani ne gouvernera pas seulement une ville, il gouvernera la mémoire d’un monde fracturé. Ses priorités – le logement abordable, la gratuité des transports, la dignité urbaine – relèvent moins d’un programme politique que d’un projet moral. Il s’agit de réparer: réparer l’espace public, réparer la dette sociale, réparer la fracture entre ceux qui ont bâti la ville et ceux qui en sont exclus. C’est ici que réside la portée postcoloniale de sa victoire: la transformation de la douleur historique en compétence éthique. Comme le disait Stuart Hall, «les diasporas ne demandent pas d’être incluses; elles redéfinissent le sens même de l’inclusion». (Identity: Community, Culture, Difference, London: Lawrence & Wishart, 1990). Mamdani ne réclame pas une place à la table, il redessine la table elle-même — en y introduisant les langues de l’exil et les mémoires subalternes.
L’hybridité comme critique du pouvoir
Son élection incarne une hybridité affirmative: ni assimilation, ni repli identitaire. Il ne nie pas ses appartenances multiples, il les performe. Cette hybridité devient un langage politique à part entière, une forme de résistance douce mais tenace. En assumant une identité plurielle – africaine, musulmane, américaine – Mamdani conteste trois pouvoirs à la fois: le nationalisme ethnique américain, le capitalisme global et un certain orientalisme progressiste qui prétendait parler au nom du Sud tout en lui refusant la parole. Sa présence au sommet d’une métropole mondiale signale que la modernité ne se réduit plus à l’Occident, mais se négocie dans des espaces de traduction culturelle, là où le local devient global sans se renier.
Un miroir pour l’Occident
Les réactions hostiles venues d’Israël ou de certains cercles conservateurs occidentaux ne sont pas seulement politiques: elles révèlent une gêne face à l’origine pensante de Mamdani. Il n’est pas un simple acteur du système, il en est le miroir critique. Comme l’écrivait Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs, l’homme postcolonial devient insupportable pour l’ordre impérial lorsqu’il n’imite plus mais interprète. En interprétant New York à travers Kampala, le Bronx à travers Bombay, Mamdani décentre le regard occidental. Il déplace la capitale symbolique du monde vers un espace métissé où la frontière n’est plus une ligne mais une langue. La ville-monde devient alors le théâtre d’un dialogue entre mémoires: l’histoire de l’esclavage, du colonialisme et des migrations s’y recomposent en un nouvel humanisme urbain.
L’Atlantique inversé
Cette victoire marque une inversion du flux historique: désormais, c’est le Sud qui enseigne au Nord. Les valeurs portées par Mamdani – justice sociale, solidarité, dignité – ne sont pas des emprunts au progressisme occidental, mais des synthèses nées de l’expérience coloniale, de la pauvreté, de l’exil et de la survie. Elles traduisent ce que Paul Gilroy appelait l’Atlantique noir: une modernité transocéanique, polyphonique, nourrie de souffrance mais aussi d’invention. La mondialisation ne se joue plus à sens unique. Elle devient réciproque, dialogique, émotionnelle. Dans les visages des électeurs du Bronx comme dans ceux des jeunes de Kampala, on lit la même intuition: l’histoire mondiale a changé de direction. La reconnaissance n’est plus un acte de charité mais un fait de civilisation.
Pour une nouvelle grammaire du pouvoir
L’enjeu dépasse la politique municipale. Il est épistémique. Mamdani représente une nouvelle grammaire du pouvoir: un pouvoir qui ne s’impose pas par la conquête, mais qui se construit dans la traduction, l’écoute et la réciprocité. Ce pouvoir est narratif, car il raconte les fractures du monde au lieu de les nier; il est éthique, car il transforme la vulnérabilité en autorité morale; il est culturel, car il fait de la diversité une infrastructure plutôt qu’un problème. Son élection annonce l’avènement d’un cosmopolitisme du quotidien: celui des rues, des marchés, des transports en commun, où la citoyenneté devient une performance partagée et non une appartenance close.
Conclusion: la revanche des frontières traversées
Dans un monde fatigué des puretés identitaires, Zohrān Mamdani symbolise la puissance politique des trajectoires impures. Il appartient à cette génération que Paul Gilroy décrivait comme les voyageurs de l’Atlantique noir: héritiers de plusieurs ailleurs, porteurs d’une mémoire du déplacement et de la création. Sa victoire à New York n’est pas l’histoire d’une intégration réussie, mais celle d’une déterritorialisation créatrice. Elle signale la fin d’une ère où la citoyenneté se définissait par la naissance, la race ou la religion, et l’ouverture d’une autre où elle s’écrit dans le mouvement, la traduction et l’hybridité. Le XXIème siècle ne se joue plus entre l’Orient et l’Occident, mais entre ceux qui savent naviguer entre les deux.
En élisant Zohrān Mamdani, New York n’a pas seulement choisi un maire: elle a élu un texte postcolonial vivant, écrit dans les langues croisées de l’exil, de la mémoire et de l’espérance.





