Mohammed Harbi (1), ancien membre du FLN et historien, laisse un témoignage de première main dans «Mémoires filmées» (2) sur des vérités longtemps occultées sur Boumediene. Pour la première fois, il révèle «des épisodes qui ne sont pas connus» sur l’indépendance de l’Algérie, exposant «des éléments obscurs dans cette histoire» que le récit officiel a soigneusement enterrés.
Une Révolution trahie et détournée de ses idéaux originels par ceux qu’il décrit comme des opportunistes de l’ombre… Avec des mots incisifs, il assène un verdict accablant: «L’Indépendance est une imposture. Elle a été captée par une minorité dont l’ancrage dans la révolution était très faible», allusion au putsch militaire d’août 1962 de Boumediene, et de l’armée des frontières stationnée en Tunisie et au Maroc qui n’a jamais tiré une balle ni mis les pieds en Algérie durant la guerre d’indépendance. Le témoignage brûlant de Harbi renverse la perception d’un combat libérateur unanime et appelle à revisiter l’Histoire retoquée de l’Algérie pleine de zones d’ombres, et les prémices spoliées d’une nation en quête de souveraineté.
Les 3.000 prisonniers politiques de Houari Boumediene entre 1962 et 1965
Le chiffre impressionnant d’environ 3.000 détenus politiques dans les prisons algériennes entre 1962 et 1965 reflète une époque passée sous silence dans le récit officiel sur l’histoire de l’indépendance de l’Algérie. Ces prisonniers étaient pour la plupart des militaires frondeurs et des responsables politiques civils, perçus comme une menace par le pouvoir en place: «On ne peut que donner des chiffres approximatifs, il y avait près de 3.000 détenus à la veille du coup d’État de Boumediene en 1965 contre Ahmed ben Bella», documente Harbi. Houari Boumediene a orchestré une vaste campagne de répression ciblant ceux qui s’opposaient à son autorité, ou dont la loyauté était jugée douteuse: «Ces arrestations ne concernaient pas les citoyens et les populations, c’était des militaires ou des responsables politiques.»
À cela, il faut ajouter les personnes arrêtées lors du renversement du président Ahmed ben Bella le 19 juin 1965 et jetées en prison. Des centaines de détentions furent menées, incluant des figures emblématiques du régime déchu. Parmi elles, le président Ahmed ben Bella, emprisonné de 1965 à 1979, avant d’être assigné à résidence jusqu’en 1980. Un autre hôte de marque des geôles de Boumediene est Mohammed Harbi lui-même, qui fut emprisonné entre 1965 et 1971, puis assigné à résidence jusqu’en 1973.
Cette répression ciblée permit à Boumediene de consolider son pouvoir en éliminant les opposants internes et en établissant une hégémonie militaire sur le système politique algérien.
Cependant, elle s’accompagna d’un lourd prix humain et symbolique: l’élimination de toute forme d’opposition démocratique, la marginalisation des esprits critiques, et l’instauration d’un régime autoritaire basé par la centralisation et le contrôle absolu de l’armée.
La guerre contre le Maroc en 1963 «a servi à Boumediene à en finir avec les séditions dans son armée»
Autre révélation de taille, la Guerre des sables en 1963 a permis à Boumediene de se débarrasser d’une grande partie des officiers de l’ALN qui s’opposait à son pouvoir, ou dont il craignait l’influence: «La guerre du Maroc a fait en sorte que les dissidents, je veux dire le gros des dissidents des troupes de l’armée a été envoyé par l’état-major aux frontières. D’ailleurs, une bonne partie d’entre eux est restée sur le carreau, y a laissé sa vie.»
Et Harbi d’ajouter: «Cette guerre a servi aussi pour en finir avec d’autres séditions, notamment les séditions de l’armée dans le Constantinois. Les éléments frondeurs ont été envoyés par Boumediene aux frontières, et ils y sont presque tous restés.»
La Guerre des sables apparait comme une opportunité pour Boumediene pour régler ses comptes avec toute opposition politique et militaire: «Et même s’il n’y avait pas eu la guerre avec le Maroc, Boumediene aurait écrasé ses dissidents, c’est sûr», souligne l’auteur des mémoires.
Quand Boumediene et Ben Bella lâchaient les milices contre les Kabyles
La question de la Kabylie émerge comme un épisode central dans la lutte acharnée menée par Houari Boumediene contre ses opposants. «Il y avait la question de la Kabylie, ça a été terrible», se remémore Mohammed Harbi. Nous sommes en 1963, une période de tensions internes croissantes au sein de l’Algérie post-indépendance. Boumediene délègue alors à Ahmed ben Bella, son allié de circonstance, la mission de réprimer les rébellions qui éclatent dans différentes régions du pays.
En Kabylie, l’ancienne Armée de libération nationale (ALN), mécontente des orientations du pouvoir émanant du coup d’État, reprend les maquis et s’organise pour résister. Cette région, hautement symbolique pour son rôle crucial dans la guerre d’indépendance, devient le théâtre d’un conflit interne. «Ben Bella a mis en place des milices. Il a fait exactement comme pendant la guerre, lorsque la France a lutté en Kabylie en créant des milices locales», souligne Harbi. Ce parallèle glaçant illustre la brutalité de la répression et la logique sécuritaire adoptée par le régime, même au prix de reproduire des méthodes similaires à celles de l’ancienne puissance coloniale.
Ces milices «étaient composées exclusivement de militants originaires de la Kabylie, mais qui soutenaient Boumediene, et connaissaient parfaitement le terrain. C’était une véritable nouvelle guerre civile». Les populations locales furent les premières victimes de cette répression brutale. «Les populations de la Kabylie ont sérieusement trinqué, il n’y avait pas de quartier» souligne encore le témoin.
La Kabylie devient ainsi un laboratoire de la répression: «Cela a laissé des traces, car aujourd’hui cette même Kabylie est en proie aux mêmes démons.» Ce conflit s’enracine durablement la région et révèle les fractures profondes qui allaient jalonner son histoire.
La lutte au sein du FLN pour les terres et les fermes abandonnées par les colons
Harbi revient sur le rôle de l’armée algérienne, entre 1962 et 1964, dans la captation des biens de la colonisation. Il dépeint ainsi la scène des gangs qui se font face pour opérer la razzia: «Il y avait des biens matériels qui jouaient énormément dans la lutte des factions, une faction qui suivait Ben Bella et l’état-major (Boumediene), et de l’autre les factions des troupes des wilayas».
Ce pillage organisé de l’héritage colonial reflète les luttes internes pour le pouvoir et les ressources dans l’Algérie post-indépendance, où les aspirations révolutionnaires furent rapidement éclipsées par des querelles de leadership et des intérêts matériels.
Fermes et exploitations agricoles, usines prospères, terrains fonciers et commerces devinrent la cible des «déclassés qui cherchaient une place dans la nouvelle société». À «tous les niveaux et dans les deux camps», agissaient «essentiellement des petits bourgeois, de profession militaire, ou de profession intellectuelle». La ruée vers l’or a également touché «les ouvriers qui cherchaient à sauvegarder l’outil de travail, dont beaucoup ont pris la succession de la population européenne. Ils se sont emparés et répartis tous les biens.»
L’économie de l’Algérie est mort-né en 1962: «Ces gens n’avaient pas forcément les compétences. Ils s’en foutaient. Ils voulaient juste prendre. C’est ce qui explique aussi que beaucoup de prolétaires ont continué à faire tourner la machine sans être payés. Il fallait garder la place.»
L’enrôlement forcé pour grossir les rangs de l’armée de Boumediene
Ces années connurent l’extension progressive de la dictature, touchant directement la population civile, période que Mohammed Harbi appelle «la militarisation du peuple». Pour renforcer les rangs de son armée des frontières et réprimer les séditions des wilayas, Boumediene ordonna l’enrôlement forcé des hommes dans les régions rurales. «C’était le chaos en 62-63. Des officiers étaient envoyés dans des camps de déplacés pour recruter de force des hommes. Les jeunes étaient séparés de leurs tribus», témoigne Harbi. Un exemple particulièrement frappant est rapporté à Tlemcen: «J’ai vu un officier qui cherchait à sauver les siens de l’armée. Il leur disait: “Sauvez-vous, allez n’importe où en Algérie, mais ne revenez pas dans vos maisons, on va vous retrouver.”»
Le témoignage de Harbi sur le coup d’État de 1965 contre Ben Bella
Le coup d’État perpétré par Boumediene en 1965, pour prendre définitivement le pouvoir en Algérie, est un continuum du coup d’État de 1962 qui a permis d’éliminer le premier gouvernement civil de l’indépendance. Le dessein initial du colonel était d’imposer une république à la Gamal Abdel Nasser, son héros, inspirée du modèle soviétique, et dont il serait le maitre absolu. Après avoir utilisé Ahmed ben Bella pour renverser le GPRA, liquider les wilayas et éliminer les séditions, travaux de basse besogne, il se prépare dès 1964 à le renverser. Selon Harbi «contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce coup d’État de 1965 n’a pas du tout été quelque chose de décidé brutalement, il a été muri pendant longtemps, et préparé lors de réunions à Genève sous la houlette de Cherif Belkacem et Ahmed Medeghri.»
Boumediene, soutenu par un groupe de hauts gradés de l’armée, planifie minutieusement le renversement de Ben Bella. Des réunions secrètes sont organisées, et des alliances sont forgées avec des figures clés du FLN et de l’appareil sécuritaire. Harbi apporte un détail étonnant sur les putschistes: «Un signal que personne n’avait perçu, c’est que le clan de Oujda, par peur que Ben Bella ne soit prévenu et ne se venge, va cesser de dormir hors des casernes quand il se déplaçait dans le pays, alors qu’auparavant il squattait les belles maisons des sécuritaires des villes.»
La nuit du 18 juin 1965, les troupes de Boumediene prennent position dans Alger. Les points stratégiques de la capitale, comme les bâtiments administratifs, les stations de radio et les casernes sont occupés sans résistance notable.
Dans la nuit, Ahmed ben Bella est arrêté dans sa résidence par des officiers de Boumediene et placé en détention, marquant la fin de son pouvoir. Emprisonné pendant des années, Boumediene va le libérer en 1980 et le placer en résidence surveillée, en veillant à le marier à une trotskiste (Zohra Sellami) qui allait l’espionner et le surveiller.
Le matin du 19 juin, Mohammed Harbi est réveillé par un camarade et il apprend que «des tanks sont entrés à Alger». Beaucoup d’Algérois, dit-il, «ont confondu ce jour-là ces véhicules avec ceux du film «La bataille d’Alger» (de l’italien Gillo Pontecorvo) qui était en train d’être tourné».
Des archives secrètes qui «révèlent l’imposture de l’affaire algérienne»
De cette période trouble, subsistent des archives précieuses, témoins silencieux d’événements qui ont façonné l’histoire contemporaine de l’Algérie. Pourtant, ces documents demeurent inaccessibles à ce jour, conservés à l’abri des regards. Selon Mohammed Harbi: «Tout est archivé, mais c’est le black-out. Ces archives se trouvent au ministère de la Défense algérienne. Il n’y a jamais eu de dérogation pour les historiens afin qu’ils puissent les étudier.»
Cette rétention soulève des interrogations profondes sur les motivations du pouvoir en place. Pourquoi, plus de soixante ans après l’indépendance, persiste-t-il à verrouiller ces archives, empêchant ainsi toute exploration académique et historique? La réponse de Mohammed Harbi est aussi limpide qu’alarmante: «Je pense que c’est de la dynamite, parce qu’en réalité ces archives révèlent le côté “imposture” de l’affaire algérienne.»
Cette déclaration laisse entrevoir une vérité inconfortable, voire explosive, sur les origines et les coulisses du combat pour l’indépendance. Y a-t-il eu un «Independence Day» en Algérie?
Notes:
1- Mohammed Harbi exerce durant la guerre d’Algérie d’importantes responsabilités au sein du FLN. Il a participé aux premières négociations des accords d’Évian. Il fut un collaborateur de Krim Belkacem. Conseiller d’Ahmed ben Bella, il est emprisonné en 1965 après le coup d’État de Houari Boumediene jusqu’en 1971. Il est mis en résidence surveillée et interdit de séjour dans les grandes villes. Il s’évade et rejoint la France en 1973. Il est l’un des premiers historiens à décrire le fonctionnement du FLN de l’intérieur dans son livre «Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie» (Éditions Christian Bourgeois, 1975). Il devient enseignant de sociologie et d’histoire à l’université Paris-VIII (1975-1978), à l’université Paris-Descartes (1976-1980) et à l’université Paris-VII (1985-1989). Il ne retourne en Algérie qu’en 1991.
2- «Mohammed Harbi, Mémoires filmées», 23 émissions, réalisation Bernard Richard et Robi Morder, date d’édition: 2021.