À qui n’est pas encore convaincu qu’Internet est une des pires catastrophes qui se soient abattues sur l'humanité souffrante, quelque part entre Attila le Hun et la peste bubonique, il suffit de considérer l'appauvrissement du langage, l'abaissement de l’homme et l’extension de la vulgarité auxquels cette invention diabolique a conduit en quelques années.
L’appauvrissement du langage est tout simplement spectaculaire.
Autrefois, devant un spectacle de la nature ou un événement quel qu’il soit, on pouvait être ému, amusé, bouleversé, troublé, secoué, remué, retourné, enthousiasmé, etc. Tout cela a disparu. Aujourd’hui, l’internaute “like’’ ou ne “like’’ pas.
On lui lit un poème sublime? Il “like“. On lui apprend qu’un orphelinat a brûlé pendant la nuit, qu’il y a eu cent vingt petites victimes? Il “like’’ pas. Rostropovitch ressuscité joue les suites de Bach comme jamais elles ne furent jouées? Il “like’’ (ou pas). Poutine envahit le Bangla Desh? Il “like’’pas. Il dîne dans un trois étoiles? Il “like’’.
On en est là.
Autrefois, au siècle dernier, j’aimais raconter cette blague: «Ronald et Nancy Reagan ont donné une petite réception à laquelle ils n’ont invité que leurs cinq mille meilleurs amis». Succès assuré à une époque où les mots avaient encore un sens. Aujourd’hui, quand je me hasarde à raconter cette petite saillie, on me regarde sans le moindre sourire, l’air assez bovin en fait, et on m’éructe au visage:
– Et alors?
C’est que la vis comica de la chose s’est perdue. À cause de Fessebouque, on croit vraiment avoir cinq mille, dix mille amis. L’amitié, à laquelle les plus grands esprits ont consacré tant de belles pages au cours des siècles (ah, le “parce que c'était lui, parce que c'était moi’’ de Montaigne…), l’amitié, chose infiniment précieuse qui fait le sel de la vie (si on a un ou une amie de cœur, c’est un don du Ciel), l’amitié, dis-je, est devenue un mot vide de sens, une McNotion qui est à ce qu’elle était autrefois ce que McDonald est à la haute cuisine. Vous trouvez que j’exagère? Que pensez-vous de cette phrase inouïe que j’ai entendu prononcer il y a deux semaines par une ado boudeuse, à propos d’un godelureau qui venait de lui faire un signe de la main:
– Je ne le connais pas, on doit être amis sur Facebook.
On en est là.
Mais le pire (car on ne cesse de toucher le fond et il ne cesse de se dérober), c’est “la polémique’’. Depuis l’infection par Internet, tout est devenu sujet à polémique. “Les’’ internautes –encore un concept idiot, comme si trois pelés et un tondu représentaient tous ceux qui tapotent sur leur clavier– “les’’ internautes, donc, pondent des polémiques du matin au soir, à propos de tout et de rien. Prenez l’allocution de fin d'année du président de la République française. Dans cette affaire, je suis tout à fait neutre, n'étant pas Français et m'interdisant par conséquent de m'immiscer dans ce qui ne regarde que les citoyens français. J’ai suivi avec intérêt l’allocution présidentielle. Dans la seconde qui suivit son achèvement, “les’’ internautes déclenchèrent la polémique, comme il fallait s’y attendre.
«Les vœux présidentiels suscitent la polémique». Macron avait été trop long. (Peu importe ce qu’il avait dit.) Macron n’avait pas été au fond des choses. Il avait donc été trop court. Mais il avait trop parlé. Mais pas assez, en fait, il n’avait rien dit de précis. Mais dix-sept minutes, quand même, on n’a pas que ça à f… Mais il n’a pas…
Pendant plus de deux millénaires, la logique d’Aristote a régné sur l’esprit humain. Une proposition est soit vraie, soit fausse. Mais “les’’ internautes ne “likent’’ pas la logique. “Ils’’ soutiennent simultanément une chose et son contraire. Ils fournissent toujours deux polémiques pour le prix d’une.
Parce qu’il a réussi l’exploit de démentir Aristote, parce qu’il occupe la scène du matin au soir, parce qu’il représente parfaitement l'humanité en voie de crétinisation accélérée, parce que la statue qu’on lui élèvera un jour ressemblera forcément à Balourd Trump le tweeteur, je propose d'élire homme de l'année 2017: “l’internaute polémiqueur’’.
Et j’attends, résigné, la polémique que cette proposition ne va pas manquer de déclencher…