Alors que mai est connu à travers le monde comme le mois où les travailleurs expriment leurs revendications, tout en cherchant à arracher de nouveaux acquis ou de simples promesses, en Algérie, c’est aux menaces, répressions et accusations de traîtrise que les salariés ont droit. C’est ainsi que la revue mensuelle El Djeich porte-voix officiel de l’armée algérienne, a, dans l’éditorial de son numéro de mai 2021, adressé une sévère mise en garde aux travailleurs algériens participant aux différents mouvements de grève qui secouent actuellement le pays.
«Sous le couvert de certains mouvements de protestation et revendications sociales, les éléments subversifs poursuivent leurs actions criminelles et provocatrices en incitant les travailleurs et les salariés de certains secteurs à lancer des grèves… qui, en réalité, visent à faire échec aux prochaines élections législatives».
D’ailleurs dans une autre tribune du même numéro, intitulée «Des grèves fomentées et suspectes: la sécurité nationale, une ligne rouge», il est écrit qu’«à l’approche de ce rendez-vous important (élections législatives du 12 juin, Ndlr), la scène nationale observe un nombre d’évènements suspects qui versent dans leur ensemble dans la tentative d’entraver ce processus démocratique national».
Et comme on pouvait s’y attendre, l’armée algérienne, sous les vivats de l’APS, d’El Moudjahid et autres journaux aux ordres, en arrive clairement à brandir la menace de faire taire par la force non seulement les grévistes, mais aussi le Hirak, sous prétexte de dégager la voie à l’organisation des prochaines élections.
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Même un parti politique, tenant le gouvernail du pays, n’aurait pas osé stigmatiser de la sorte les salariés, alors que dire d’une institution militaire qui n’est pas supposée s’occuper de la chose publique.
Tombant le masque et affichant à cor et à cri que c’est elle qui tient les rênes du pays, l’armée algérienne a également signifié aux meneurs de «ces grèves qui poussent comme les champignons» de ne pas s’attendre à un quelconque geste de l’Etat ou croire que «le président de la République élu avait une baguette magique qui lui permettrait de transformer notre pays en paradis du jour au lendemain!».
La junte militaire oppose ainsi une fin de non-recevoir aux revendications socio-économiques des travailleurs de la poste, de l’éducation nationale, de la douane, de la protection civile… La question qui se pose: pourquoi l’armée s’empresse d’opposer un niet aux salariés? Pour trouver des éléments de réponse à cette question, il convient de ne pas seulement tenir compte des prétendues tentatives de déstabiliser le pays ou de faire échec à la prochaine échéance électorale, mais de considérer le budget colossal de l’armée algérienne dans un pays qui n’arrive plus à assurer aux citoyens les produits de première nécessité.
Dans un pays où les exportations s’établissent désormais à 20 milliards de dollars par an, le budget annuel de l’armée algérienne représente 10 milliards, soit la moitié des exportations algériennes dépendantes à 98% du gaz et du pétrole. Si le gouvernement répondait aux revendications du peuple, cela porterait inévitablement préjudice au budget de l’armée. Or, les généraux se résignent mal à revoir à la baisse leur train de vie. Nombre des réactions hystériques de l’armée algérienne s’expliquent par le tarissement de la manne des hydrocarbures et l’épouvantail de mesures généralisées d’austérité.
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Le message de l’armée est donc clair. En Algérie, l’époque où le régime achetait la paix sociale à tour de bras est révolue, car l’Etat n’en a plus les moyens. En d’autres termes, l’armée algérienne n’hésitera pas à retourner les armes contre ses propres citoyens pour imposer cette donne. La menace est exprimée sans ambages dans cette phrase d’El Djeich: «que tous ceux qui ont perdu la boussole de la Patrie, qui se sont égarés et qui ne se retrouvent plus entre rêves et cauchemars, sachent que l’Algérie dispose d’une armée qui la protège et la défend». Les brebis galeuses contre lesquelles l’armée algérienne veut défendre le pays, ce sont les manifestants du Hirak, les salariés de la poste, de la douane, de l’éducation nationale, de la protection civile, de la Santé… Autant dire, le peuple algérien.
Par ailleurs, dans le même numéro d’El Djeich, la main étrangère est également remise au goût du jour. On y apprend qu’«un grave complot visant la sécurité et la stabilité de notre pays a été déjoué et dont les auteurs sont des traîtres et des mercenaires affiliés au mouvement séparatiste MAK». Et d’ajouter que «le combat de l’Algérie contre le colonialisme et sa lutte continuelle et inflexible pour déjouer «les nouveaux plans de colonisation dérangent certainement l’ennemi traditionnel et le régime du Makhzen», pour ne pas nommer la France et le Maroc.
La France est qualifié par l’armée algérienne d’«ennemi traditionnel». Ce qui ne laisse aucun doute sur l’identité de la partie qui a soufflé au ministre du Travail, Hachemi Djaâboub, sa phrase intempestive au Sénat quand il a qualifié, en avril dernier, la France d’«ennemi traditionnel et éternel».
Les généraux, maîtres de l’Algérie, sortent du bois. En choisissant de jouer à découvert, ils apportent la preuve qu’ils ne maîtrisent plus le terrain.