Le coup d’État de Houari Boumediene en 1962 a marqué l’instauration de ce que les Algériens désignent encore aujourd’hui sous le nom de «Système»: une structure militaro-politique à la fois opaque et autoritaire, où l’armée s’arroge un contrôle absolu sur les rouages de l’État et les ressources économiques du pays.
Dans ses «Mémoires filmées» (1), Mohammed Harbi —ancien membre du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) et négociateur des accords d’Évian, emprisonné par Boumediene de 1965 à 1971 avant de s’évader et de trouver refuge en France— revient sur les moments clés de cette prise de pouvoir. Celle-ci débute lorsque Boumediene engage un conflit ouvert, dès 1956, avec la classe politique civile et légitime du gouvernement provisoire algérien (GPRA): «L’une des principales revendications de l’état-major, à savoir de Boumediene, était adressée au GPRA: c’était de mettre les wilayas sous la dépendance de l’état-major.»
Ces six wilayas, placées sous l’autorité directe du GPRA, constituaient des zones administratives autonomes du FLN. Chacune d’elles disposait d’une armée secrète et menait la véritable guerre sur le territoire algérien. Ce sont elles qui, en formant l’Armée de libération nationale (ALN), ont arraché l’indépendance après un combat acharné de 1954 à 1962. Boumediene, cependant, voulait les remplacer par l’armée des frontières qu’il dirigeait et dont les officiers n’avaient jamais porté les armes contre la France: «Le GPRA ne pouvait pas accepter cette proposition. S’il l’acceptait, il perdait la base de son pouvoir.»
Le mot d’ordre du GPRA pour l’après-Indépendance: primauté du politique sur le militaire
Menacé, le GPRA va dès août 1956 organiser une offensive pour couper l’herbe sous le pied de l’armée conduite par Boumediene. Nous sommes six ans avant l’indépendance de l’Algérie: «Les groupes du GPRA et du FLN partisans de Krim Belkacem, mais dirigés en réalité par Abane Ramdane, ont pris le dessus» en Algérie, et ont «organisé le Congrès de la Soummam pour faire adopter deux principes dans son programme: 1) la primauté de l’intérieur sur l’extérieur; 2) la primauté du politique sur le militaire.»
La primauté du politique sur le militaire, doublée d’une préférence pour l’armée nationale intérieure, «donnait une légitimité au bloc d’élite qu’avait créé Abane autour du noyau intérieur des forces militaires». Il reléguait de fait le chef d’état-major Houari Boumediene, et l’armée des frontières, aux oubliettes de l’Histoire et à un rôle ultérieur secondaire en Algérie.
Cette orientation démocratique, qui a opté pour un gouvernement civil, de tendance socialiste, à la libération du colonialisme, va prévaloir officiellement jusqu’à l’indépendance de 1962, mais elle masque les rivalités écloses au grand jour entre le «camp» des officiers des frontières de Boumediene qui privilégie un régime militaire et celui des politiciens du GPRA qui veut placer l’armée sous la tutelle du politique. Avec la bénédiction du gouvernement provisoire, les armées issues des wilayas vont revendiquer leur rôle central dans la lutte armée et chercher une légitimité accrue.
Vers l’Indépendance: «Vive le GPRA! Vive Ferhat Abbes!» clamaient les rues algériennes
Mohammed Habli décrit une Algérie qui a résolument pris position en 1960 pour le GPRA et son président Ferhat Abbes: «En décembre 1960, les gens sont sortis par milliers dans les rues pour crier: vive le GPRA, vive Ferhat Abbes. Ce fut un moment déterminant pour l’évolution de la question algérienne». Jusque-là, dit l’ancien cadre du gouvernement provisoire, «l’Algérie se dirigeait vers un état de droit» et une indépendance «sans crise de relève politique».
Le GPRA dès l’année suivante sera approché par De Gaulle pour préparer des négociations secrètes qui aboutiront aux accords d’Évian. Ces accords prévoyaient un référendum sur l’indépendance de l’Algérie qui fut organisé le 1er juillet 1962, menant à l’indépendance qui fut proclamée le 5 juillet. Tout ce temps, Boumediene a été maintenu hors des tractations avec la France et il mijote sa revanche, qui sera cruelle, et s’abattra sur tous les Algériens accusés de soutenir le mauvais camp.
À l’indépendance, le pouvoir civil temporaire du GPRA rentre triomphalement à Alger, le 6 juillet, qui provenant de France, qui de Tunisie, qui du Maroc: «On est rentrés juste après le référendum, tout le gouvernement et les cabinets sont rentrés dans des avions», mais l’inquiétude était palpable, précise l’ancien cadre et négociateur d’Évian: «Le souci du GPRA était d’organiser les choses en amont, avant la catastrophe (coup d’État, NDLR)». Le président du GPRA, Benyoucef Benkhedda, qui a remplacé en 1961 Ferhat Abbes, craint la réaction de Boumediene, dont le bruit court qu’il souhaite effectuer un «redressement de la Révolution»: «D’autant plus qu’il y avait une rumeur qui circulait, les gars du FLN sont venus dire à Azzedine (chef de la wilaya 4 englobant Alger) que la casbah était minée, qu’on allait la faire sauter. C’était une guerre psychologique, et Azzedine a fini par céder. Il y avait un tas de choses qui n’étaient pas claires.»
Le colonel Houari Boumediene qui poursuit sa marche vers Alger à la tête de l'Armée de libération nationale (ALN), traverse la ville de Blida, le 09 septembre 1962, entouré des colonels Ahmed Bencherif (à sa droite) et Mohamed Chaâbani (à gauche de Boumediene, commandant de la 4e région militaire). Après deux mois de luttes de pouvoir et de combats sanglants qui ont suivi la proclamation de l'indépendance, Ben Bella et les partisans du Bureau politique du FLN, appuyés par l'armée des frontières commandée par le colonel Boumediene, réalisent un coup d'État et prennent le pouvoir en Algérie. (Photo Fernand Parizot/AFP)
Des youyous à Alger tandis que Boumediene lance son coup d’État depuis les frontières
Les idéaux de liberté et de justice, portés par des figures civiles, furent rapidement étouffés par les ambitions militaires. À Alger, on danse, on fait la fête, on se congratule pendant trois jours. Benyoucef Benkhedda, le président légitime de l’Algérie, visite les quartiers et se joint avec bonheur à la foule. Puis au quatrième jour, il décrète la fin des réjouissances et la reprise du travail. «Il faut que le pays continue de tourner», dit-il dans les haut-parleurs. Tous les Algériens l’ont écouté. Tous, femmes et hommes, se sont remis à l’ouvrage. Mais c’était sans compter sur Boumediene qui va prendre par la force, ce qu’il a été incapable de conquérir par la voie démocratique en Algérie. L’été 1962, marqué par l’euphorie de l’indépendance, fut également le théâtre d’une tragédie silencieuse qui allait sceller le destin de l’Algérie naissante.
Alors que le peuple célébrait la fin d’un siècle de colonisation, les ombres des armées des frontières, commandées par Boumediene, s’étendaient sur les territoires libérés. Parties des bases arrière établies au Maroc et en Tunisie, «ces forces, lourdement armées et disciplinées, n’avaient jamais combattu directement sur le sol algérien durant la guerre d’indépendance», dit ce témoin direct des événements. Leur entrée fut «brutale». Sous couvert de restaurer l’ordre, elles avancèrent sur les grandes villes du pays —Constantine, Oran et Alger— comme une marée implacable. Les colonnes de blindés et de camions transportant des hommes en uniformes kaki déferlèrent sur ces bastions urbains encore marqués par les stigmates de la guerre contre la France. Mais ce n’était pas la paix qu’elles apportaient: c’était la peur et la domination.
À Alger, «la Casbah, cœur palpitant de la résistance, fut encerclée». Les troupes de Boumediene s’emparèrent des «ministères et des bâtiments officiels sous la menace des armes». Les mitrailleuses montées sur les jeeps patrouillaient dans les rues étroites, imposant un climat de terreur.
Dans cette Algérie post-Indépendance, les armées des frontières ne venaient pas en libératrices. Elles venaient en conquérantes. Leur violence ne se limitait pas aux balles et aux baïonnettes; elle s’exerçait aussi à travers la propagande, les menaces voilées et la mise au pas des opposants. Houari Boumediene, en maître d’œuvre, imposa un régime de fer qui transforma l’idéal révolutionnaire en une dictature militaire. Ce fut là l’acte fondateur du «Système» où les armes priment sur les urnes. Une démocrature bâtarde. Les fusils de Boumediene n’ont pas seulement pris les villes; ils ont pris en otage l’espoir d’un peuple.
La dissolution du GPRA par Boumediene
Pour Boumediene, nouvel homme fort de l’Algérie, qui prend le pouvoir grâce à un coup d’État opéré dans le tumulte de l’indépendance, il s’agissait «d’abord d’une répression brutale, et ensuite la décapitation du principal mouvement révolutionnaire».
Le président historique du GPRA, Benyoucef Benkhedda, est sommé de céder la présidence à Ahmed ben Bella soutenu par l’armée des frontières. Il se retire du pouvoir au profit de ce dernier pour éviter «un bain de sang fratricide», dira Benkhedda. Le 22 juillet, soit 17 jours après la proclamation de l’indépendance, Ben Bella installe un bureau politique provisoire, qu’il dirige, et se déclare en charge des affaires étatiques.
Ce bureau politique est dirigé en réalité par Boumediene: «Ce bureau politique d’Ahmed ben Bella a été créé par un coup de force, il était appuyé par l’état-major. Les militaires de l’état-major ont décrété qu’ils avaient le pouvoir, mais ils ne savaient pas, en vérité, le pouvoir était ailleurs, entre les mains de Houari Boumediene». Dès lors, le bureau politique va «éliminer tous ceux qui n’avaient pas pris position pour lui, comme moi personnellement», explique Mohammed Harbi dans ses mémoires, et «beaucoup de gens ont été éliminés définitivement, des ministres du GPRA, le président Benkhedda».
Boumediene, bien qu’acclamé pour sa rhétorique révolutionnaire, fut l’architecte tragique d’un État répressif. Sous son règne, les libertés civiles furent sacrifiées.
Les origines du «Système»
Le «Système», né des ambitions militaires de Boumediene, a depuis lors maintenu l’Algérie dans une impasse. L’armée, omniprésente, contrôle non seulement la politique, mais également l’économie et les institutions. Les révoltes populaires, comme celles du Hirak en 2019, rappellent l’aspiration persistante des Algériens à une véritable démocratie. Pourtant, chaque tentative de réforme se heurte à la même réalité: une caste militaire profondément enracinée, prête à tout pour préserver ses privilèges.
L’Algérie d’aujourd’hui est donc l’héritière de cette guerre larvée entre pouvoirs civil et militaire. Les rêves d’un pays démocratique promis lors de l’indépendance, semblent toujours hors d’atteinte. Tant que le «Système» ne tombe pas, tenant en otage les libertés civiles et les aspirations démocratiques, la guerre entre ces deux visions de l’Algérie restera une plaie ouverte, empêchant le pays de se relever.
Notes:
1- «Mohammed Harbi, Mémoires filmées», 23 émissions, réalisation Bernard Richard et Robi Morder, date d’édition: 2021.