Boualem Sansal persiste et signe: la marocanité du Sahara oriental repose «sur des faits réels»

L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal.

L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal.. AFP or licensors

Treize jours après sa libération des geôles algériennes où il croupissait depuis un an, Boualem Sansal est de retour en France et multiplie les interviews dans la presse hexagonale. Mais sa parole, jusqu’à présent muselée, avouait-il de son propre fait, tend à se libérer, comme en témoigne un entretien publié au journal «Le Monde» dans lequel l’écrivain et essayiste franco-algérien met les points sur les i.

Le 26/11/2025 à 12h08

«Votre parole est-elle contrainte, limitée?», le questionnait Laurent Delahousse sur le plateau du journal télévisé de France 2, le 23 novembre. Une question à mille points, à nouveau posée le lendemain à l’écrivain et essayiste franco-algérien, cette fois-ci sur les ondes de la radio France Inter. À l’un comme à l’autre, Boualem Sansal répondait sans faux-fuyants par un «oui» catégorique. Une franchise qui témoignait de la difficulté pour cet homme de lettres d’adopter un langage policé et politiquement correct, lui dont la liberté de parole et d’écriture lui a valu le respect de ses pairs, la célébrité et l’emprisonnement.

D’un côté il y a la peur pour sa famille, et plus précisément pour son épouse qu’il craint de voir arrêtée à son tour en Algérie. De l’autre, se trouvent les nombreux enjeux diplomatiques en jeu, à l’heure où les rapports franco-algériens sont toujours tendus, comme en témoigne la détention du journaliste sportif français Christophe Gleizes en Algérie. La parole de Boualem Sansal est donc à la fois précieuse, lourde de sens, salvatrice pour lui mais redoutable pour la sphère politique et diplomatique.

Boualem Sansal délaisse la langue de bois

Les précautions que tentait de prendre Boualem Sansal en pesant chacun de ses mots, comme il l’expliquait sur France 2, ont cependant volé en éclat dans une nouvelle interview accordée le 25 novembre au journal Le Monde. Las et irrité de se voir répéter par les uns et les autres de faire attention à ce qu’il dit, l’écrivain de 81 ans a décidé de s’affranchir avant l’heure des barrières qu’on tente de lui imposer. Alors qu’il promettait sur France Inter, «dans six mois, je vous dirai tout», Boualem Sansal a accéléré le processus. «À l’écouter répondre aux questions du ‘Monde des livres’, dans un bureau des éditions Gallimard, à Paris, on constate qu’en réalité, l’écrivain est incapable de se plier à une telle autocensure», juge le journal.

Dans cet entretien, Boualem Sansal revient sur les conditions de sa détention, et s’attarde sur l’état moral dans lequel il se trouvait en cellule, son état d’esprit actuel et surtout, consent à répondre sans faux-fuyants à des questions pour le moins épineuses.

Ainsi, alors qu’il avait éludé la question du judaïsme de son premier avocat François Zimeray, Boualem Sansal aborde cette fois-ci la question sans détour. L’avocat s’était d’ailleurs vu refuser un visa d’entrée en Algérie, preuve consternante de l’antisémitisme qui gangrène les institutions algériennes. Sa réponse sur ce sujet était très attendue. Les autorités algériennes l’auraient incité à préférer un avocat français non juif. Mais la chose n’ayant jamais été officialisée formellement, elle pouvait s’apparenter à une rumeur. Boualem Sansal se montre alors catégorique: «Non, c’est plus qu’une rumeur». Et de poursuivre: «C’est Antoine Gallimard qui a pris un avocat pour moi. Je ne le pouvais pas. J’étais en prison. Quand ma femme m’a appris que c’était Zimeray, j’étais content. Je m’entends bien avec lui. Je l’ai connu quand il était ambassadeur à Copenhague. Malheureusement, il n’a jamais obtenu de visa».

Boualem Sansal donne de plus amples détails afin de confirmer l’information. Ainsi, poursuit-il: «Des gens me disaient ce qu’ils avaient entendu à la télévision arabophone: ‘Ils ne lui donneront jamais de visa, c’est un juif, il est l’avocat des otages israéliens et il a fait des déclarations terribles contre le régime algérien’. Certains gardiens avec qui j’avais fini par sympathiser me demandaient: ‘Mais pourquoi tu as un avocat juif? Tu es juif, toi?’ Si bien qu’il n’a jamais pu venir. Donc, au bout de six ou huit mois, Gallimard a pris un autre avocat, Pierre Cornut-Gentille, qui a eu un visa, lui».

La marocanité du Sahara oriental, un «fait réel» que Boualem Sansal ne reniera pas

Mais Boualem Sansal ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Questionné sur la grâce présidentielle dont il a bénéficié, l’écrivain et essayiste ne cache pas son courroux, lui qui avait expressément dit à son épouse: «Préviens tout le monde que je ne veux ni d’une grâce ni d’un geste humanitaire». Car ce à quoi aspirait en réalité Boualem Sansal, c’était un nouveau procès, avec ses avocats, pour se défendre. À ses yeux, «être gracié, cela veut dire que je suis officiellement coupable de ce dont on m’a accusé, c’est-à-dire, entre autres, d’atteinte à la sûreté de l’Etat à cause de mes déclarations sur les frontières entre l’Algérie et le Maroc». Et de déplorer qu’on ne lui a pas donné ce choix: «On est venu me chercher et on m’a expulsé».

Ainsi donc, ce que laisse entendre Boualem Sansal, c’est que si procès il y avait eu, il n’aurait pas changé son fusil d’épaule et aurait maintenu ses propos sur la marocanité historique du Sahara oriental, annexé à l’Algérie, naguère département français, par son colonisateur. Et l’écrivain le confirme quand Le Monde lui demande si ces déclarations, faites sur le plateau de l’émission Frontières, étaient de l’ordre d’une «gaffe». En guise de réponse, Boualem Sansal effectue une pirouette, tout en maestria, tentant non sans ironie de ménager l’un et l’autre camp, avant de délivrer sa vérité. Il débute par un semblant de mea culpa: «Oui, je suis un grand gaffeur, je gaffe tout le temps, c’est dans ma nature, on m’a toujours appelé ‘Gaston Lagaffe’. C’est vrai que parfois je m’exprime trop vite». Mais il assène ensuite le fond de sa pensée comme un couperet: «Mais c’est toujours fondé sur des faits réels!»

Boualem Sansal ne se contente pas de manier l’ironie, il rétablit alors les faits historiques, prouvant ainsi que ses propos sont parfaitement assumés, balayant d’un revers de main les précautions qu’il devrait prendre pour ne pas heurter les sensibilités. «En 1848, quand le territoire algérien a été intégré à la France en tant que département, il fallait lui donner des frontières. Qui a tracé les frontières de l’Algérie? C’est l’armée française. Pour moi, dire cela, ce n’est pas gaffer. Si c’est blanc, je dis que c’est blanc. Alors on m’objecte: il ne faut pas dire que c’est blanc, il faut dire que ce n’est pas noir…» Lui qui a été accusé de terrorisme et d’atteinte à la sureté de l’Etat pour avoir prononcé ces mêmes paroles les renvoie ainsi à la figure de son kidnappeur.

Pourtant, avoue-t-il, au moment de prononcer ces paroles dans l’émission Frontières, quelques semaines avant son arrestation arbitraire à l’aéroport d’Alger, il n’avait pas conscience de l’exaspération que ces propos sur l’Ouest algérien allaient causer du côté du régime algérien mais aussi, souligne Le Monde, chez «une partie de l’opinion publique qui reste très nationaliste, et jusqu’aux forces de l’opposition».

«Je pensais que c’étaient des banalités, des choses connues. Mais effectivement, beaucoup de gens me l’ont dit ensuite, et maintenant je le reconnais. Je me souviens d’une conversation avec un gardien chef qui me confiait: ‘Moi, je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit sur le régime, la corruption, mais pas sur les frontières. Parce qu’il y a des gens qui sont morts pour cette terre’. Alors on en a débattu», raconte Boualem Sansal. Et de livrer sa position sur la question, aussi dérangeante soit-elle: «À mes yeux, ce n’est pas parce que quelqu’un est mort pour une terre qu’elle est la sienne!».

Regrette-t-il pour autant ses déclarations? «Je ne les regrette pas. Mais je n’aurais pas dû dire cela, voilà», tranche-t-il dans une double négation ô combien parlante, invitant chacun à y trouver sa propre interprétation... ou pas.

De la critique de la rente mémorielle

Boualem Sansal risque-t-il de s’attirer à nouveau les foudres du régime algérien? C’est fort possible. Car comme il l’a révélé dans ses précédentes interviews, ses geoliers lui avaient fortement conseillé de cesser ses critiques sur l’Algérie et ses frontières lors de sa libération. Or, dans cet échange, Sansal ne s’arrête pas aux frontières avec le Maroc: il aborde aussi sans détour la guerre mémorielle entre la France et l’Algérie, un sujet explosif dans son pays natal.

«La France devrait-elle faire des gestes supplémentaires à propos de la période coloniale, par exemple utiliser des mots comme «crimes d’Etat» ou «crimes coloniaux»? le questionne-t-on. «Tous ces gestes ont déjà été faits», rétorque-t-il, citant la reconnaissance par Emmanuel Macron de la colonisation en tant que crime contre l’humanité, lors d’une visite à Alger en 2017, ou encore la création d’une commission mémorielle présidée par Benjamin Stora. Mais, de son avis, puisqu’on le lui demande, «quand on s’engage dans un projet de réconciliation, il faut quelque chose des deux côtés. L’Algérie aussi doit reconnaître certains crimes commis contre les pieds-noirs, par exemple. Elle doit reconnaître Oradour-sur-Glane quand il est commis par le FLN. Voilà, je reconnais mes crimes, reconnais les tiens aussi!»

Boualem Sansal met les pieds dans le plat et rompt avec les discours officiels du régime algérien, dont la survie et la légitimité reposent sur la rente mémorielle vis-à-vis de la France. «Moi, je ne suis pas pour faire tout le temps des gestes supplémentaires. Il faut dire jusqu’où on veut aller et puis, à un moment donné, on s’arrête pour se tourner vers l’avenir. C’est ce qu’ont fait les Français et les Allemands», poursuit-il en enfonçant le clou. Et de conclure: «Ce que je souhaite, c’est une réconciliation rapide, sérieuse et qu’on ne remette pas sur le tapis toutes les semaines».

Exaspéré par ceux qui tentent de le museler, Boualem Sansal conclut sa prise de parole en déplorant le fardeau que l’on fait peser sur ses épaules: celui de représenter à lui seul le poids des relations tendues entre deux pays depuis sa sortie de prison.

Face à ceux qui l’exhortent à la prudence, en le mettant en garde de «ne pas tout gâcher par une gaffe» ou en lui conseillant de «réfléchir un peu avant de parler», Boualem Sansal répond: «Alors je réfléchis, mais après je parle, et souvent je parle trop vite. Ce n’est pas à mon âge que je vais apprendre à tourner sept fois la langue dans ma bouche avant de dire un mot». Quant aux propos tenus dans cet entretien, il les assume pleinement, plus déterminé que jamais à ne pas museler sa parole: «Pour moi, tout est normal. Mais demain, en lisant le journal, peut-être que des gens vont me dire que j’ai gaffé… »

Par Zineb Ibnouzahir
Le 26/11/2025 à 12h08