La Réserve fédérale a abaissé son taux directeur d’un quart de point en septembre 2025, une première depuis la fin de 2024. Si les marchés ont globalement salué cette décision, le débat reste vif et parfois houleux au sein du «Comité fédéral de l’open market». La question centrale demeure: s’agit-il du début d’un cycle durable d’assouplissement monétaire ou d’une réponse ponctuelle à un marché du travail qui montre des signes de ralentissement, selon les dernières données du «Bureau of Labor Statistics»? La réponse pèsera lourd sur la trajectoire de la croissance américaine, sur les flux de capitaux internationaux, sur la stabilité des marchés monétaires et sur la résilience des économies émergentes. Les avis divergent non seulement au sein de la FED mais aussi à Wall Street, où les incertitudes sont renforcées par les pressions politiques — notamment celles exercées par Donald Trump. L’année 2025 s’annonce ainsi charnière, riche en incertitudes, mais décisive pour l’avenir de l’économie américaine et, par ricochet, de l’économie mondiale.
La décision de la Fed est indéniablement significative, mais elle demeure empreinte d’une certaine hésitation. Comme le note le Wall Street Journal, la banque centrale «a réduit les taux d’un quart de point et laissé entendre que d’autres baisses pourraient suivre». Cette formulation prudente illustre bien l’attitude actuelle de la Fed: une posture hésitante, guidée par des données conjoncturelles et fortement conditionnelle. De son côté, Bloomberg met en garde: l’euphorie initiale des marchés pourrait rapidement s’estomper lorsque les investisseurs prendront conscience des limites structurelles et des décalages inhérents à la politique monétaire. Autrement dit, l’optimisme qui prévaut aujourd’hui ressemble davantage à un effet d’annonce qu’à une conviction enracinée et durable.
Les États-Unis à la croisée des chemins: la croissance s’essouffle, l’inflation persiste
L’économie américaine montre désormais des signes tangibles de ralentissement. Certes, la consommation des ménages continue de jouer son rôle d’amortisseur, mais elle peine à compenser l’impact cumulé de plusieurs forces contraires. D’abord, les effets différés du resserrement monétaire commencent à se faire sentir: la hausse prolongée du taux directeur renchérit le coût du crédit, pesant aussi bien sur la demande des ménages que sur l’investissement des entreprises. Ensuite, les ajustements de stocks traduisent une prudence accrue du côté des firmes, qui préfèrent réduire leur production et limiter leurs commandes afin d’écouler leurs excédents plutôt que de miser sur une demande future incertaine. Enfin, l’essoufflement du soutien budgétaire marque une rupture nette: après plus de trois ans de relance post-Covid portée par l’administration Biden, l’impulsion publique s’amenuise, privant l’économie d’un levier déterminant de croissance. L’addition de ces facteurs crée une dynamique plus fragile, où les moteurs traditionnels de l’économie américaine apparaissent affaiblis, annonçant une phase de ralentissement qu’il sera difficile d’inverser sans ajustements monétaires et budgétaires supplémentaires.
À cela s’ajoute une dette publique américaine galopante, désormais supérieure à 36.000 milliards de dollars, ainsi qu’un déficit budgétaire dépassant 6% du PIB, ce qui réduit considérablement la capacité de Washington à relancer une nouvelle fois l’économie par le biais d’une impulsion budgétaire massive.
C’est pourquoi, pour certains membres de la Fed, comme la vice-présidente Michelle Bowman, la dégradation du marché de l’emploi constitue un danger plus immédiat que l’inflation. Elle plaide ainsi pour des baisses de taux plus rapides et plus marquées afin de prévenir une montée du chômage, même si le spectre inflationniste n’a pas totalement disparu. Car l’inflation est bel et bien là, tapie dans l’ombre: les prix de nombreux services — loyers, santé, assurances — restent durablement élevés, compliquant le travail de stabilisation. Les droits de douane, eux, renchérissent les importations; et si les entreprises ont pu en absorber le coût dans un premier temps, elles finiront, à moyen et long terme, par le répercuter sur les consommateurs, entretenant ainsi la persistance inflationniste.
La Fed se trouve donc entre le marteau et l’enclume. Elle doit «passer par le chas d’une aiguille»: assouplir suffisamment sa politique pour soutenir le crédit, l’investissement et l’emploi, mais pas au point de rallumer une dynamique inflationniste. Comme le souligne The Economist, la banque centrale court le risque de devenir «trop accommodante» si elle surestime la fragilité de l’emploi: une baisse trop prononcée des taux rendrait l’argent excessivement bon marché, dopant artificiellement la demande et rallumant le feu inflationniste.
L’OCDE souligne toutefois que la Fed conserve une certaine marge de manœuvre: trois baisses supplémentaires de taux seraient envisageables si le ralentissement se confirme. Mais ce scénario se déploie dans un climat de tensions tarifaires croissantes, marqué par le retour de Donald Trump et par une incertitude persistante sur les orientations économiques de la Maison-Blanche. La pression politique exercée par le Président américain, qui souhaite une Fed plus docile afin de soutenir l’emploi et l’industrie, risque de fragiliser l’indépendance de l’institution — indépendance pourtant cruciale pour la crédibilité de la politique monétaire. (On se souvient, à titre comparatif, de la discorde au Maroc entre le chef du gouvernement et le Wali de Bank Al-Maghrib: une hausse du taux directeur, voulue pour contenir l’inflation, avait été perçue par l’exécutif comme un frein aux efforts de relance en pleine phase de ralentissement.)
«Le Maroc paie la plupart de ses importations — énergie et matières premières — en dollars. Un billet vert affaibli est donc une bonne nouvelle : la pression inflationniste se relâche.»
— Lahcen Haddad
Les perspectives de croissance confirment cette dynamique de refroidissement: après 2,8% en 2024, l’économie américaine ralentirait à 1,8% en 2025, puis à 1,5% en 2026. Dans ce contexte, la baisse des taux directeurs apparaît comme un amortisseur nécessaire, mais elle ne saurait constituer une solution durable face aux déséquilibres structurels d’endettement, de productivité et de gouvernance économique.
Répercussions internationales: dollar, crédit et carry trade
Les répercussions mondiales de l’assouplissement de la Fed sont profondes. Quand le taux directeur baisse, les rendements des bons du Trésor américain à court terme (3 mois à 2 ans) diminuent. Les investisseurs délaissent alors le dollar au profit d’autres devises, affaiblissant sa valeur. Mauvaise nouvelle pour les pays exportateurs de pétrole, dont le baril est vendu en dollars. Bonne nouvelle, en revanche, pour les pays émergents lourdement endettés en devises, comme le Ghana ou l’Argentine, qui voient leur charge de dette s’alléger.
Partout, les marchés du crédit scrutent Washington. Ce ne sont pas seulement les décisions officielles de la Fed qui comptent, mais tout ce qui influence le prix de l’argent en dollars: liquidité bancaire, spreads de crédit, accès aux financements — comme le rappelle la Banque des règlements internationaux.
Le crédit moins cher rend aussi les investisseurs plus audacieux. À la fin septembre, on a observé une ruée vers les fonds d’actions, les marchés pariant sur de nouvelles baisses de taux. L’argent circule plus facilement, les spreads se resserrent, les capitaux affluent. Mais l’histoire montre que cet appétit peut s’évaporer rapidement. Une flambée de l’inflation ou une nouvelle salve de droits de douane suffiraient à inverser la tendance et à provoquer un retrait brutal des capitaux.
Et la prudence s’impose: ce crédit abondant gonfle aussi des bulles, sur les bourses, dans l’immobilier ou dans certaines économies émergentes. Des bulles qui, comme toujours, risquent d’éclater si les conditions de financement se durcissent à nouveau. En somme, l’assouplissement de la Fed agit comme un vent porteur pour l’économie mondiale… mais il peut aussi annoncer la tempête.
L’Europe et la Chine: trajectoires opposées
L’Europe respire, la Chine s’essouffle. La baisse des taux de la Fed tombe à pic pour la zone euro: croissance faible, pressions désinflationnistes persistantes, et un dollar affaibli qui rend les importations moins chères. Résultat: une inflation plus maîtrisée et davantage de marge de manœuvre pour la BCE, qui peut assouplir sa politique monétaire sans craindre de relancer la spirale des prix. Seul bémol: un euro plus fort face au dollar qui pèse sur les exportateurs européens.
En Chine, l’effet est bien plus limité. Les problèmes viennent de l’intérieur: crise immobilière aiguë avec des géants comme Evergrande ou Country Garden étranglés par la dette, ménages fragilisés, banques plombées par des crédits non remboursés. Les gouvernements locaux, eux aussi surendettés, voient leurs recettes s’effondrer avec la chute des ventes de terrains. Et les exportations reculent, prises en étau entre la faiblesse de la demande occidentale et la montée en puissance de concurrents comme le Vietnam, le Mexique ou l’Inde. Autant de signaux qui confirment que la baisse des taux américains ne résout en rien les fragilités structurelles chinoises.
Ailleurs, l’impact dépend de la discipline macroéconomique. Les «bons élèves», comme le Chili ou la Corée du Sud, profitent d’un financement moins cher grâce à leurs réserves solides et à une dette maîtrisée. À l’inverse, des pays comme la Turquie ou l’Égypte, très dépendants des capitaux étrangers, restent vulnérables aux chocs externes. Le Maroc, quant à lui, occupe une position intermédiaire: sa gestion macroéconomique reste prudente, mais sa dépendance à la dette en devises, aux capitaux étrangers et aux importations d’énergie et de blé constitue un point de fragilité.
En somme, la Fed révèle un monde à deux vitesses: une Europe qui reprend son souffle, une Chine qui s’enlise, et des émergents oscillant entre répit financier et vulnérabilités chroniques.
Et le Maroc dans tout ça?
Le Maroc paie la plupart de ses importations — énergie et matières premières — en dollars. Un billet vert affaibli est donc une bonne nouvelle: la pression inflationniste se relâche. Mais le revers existe: le dirham, adossé à 60% à l’euro et 40% au dollar, s’apprécie mécaniquement quand l’euro grimpe face à un dollar affaibli, ce qui renchérit les exportations marocaines (textiles, agriculture, phosphates, automobiles).
C’est pourquoi la décision de Bank Al-Maghrib de maintenir son taux directeur apparaît judicieuse: l’inflation reste maîtrisable, le crédit accessible, et la banque centrale conserve une marge de manœuvre si les turbulences s’amplifient. En évitant une baisse prématurée des taux, elle protège le dirham d’un affaiblissement et observe avec prudence les vagues créées par la Fed, notamment en Europe.
En définitive, la baisse des taux de la Fed offre une bouffée d’oxygène: elle soulage les marchés financiers malmenés par le resserrement désinflationniste, tout en donnant un répit aux économies fragiles qui dépendent du dollar pour gérer leur endettement et leur accès au financement international. Mais elle ne résout pas les problèmes macroéconomiques structurels des États-Unis — notamment la dette publique galopante et le déficit budgétaire — ni les déséquilibres mondiaux liés à la dépendance de nombreux pays émergents des capitaux étrangers, aux guerres commerciales et tarifaires, aux tensions géopolitiques ou encore aux fragilités structurelles de la Chine et de l’Europe. Pour le Maroc, c’est un répit bienvenu sur le front de l’inflation importée, mais qui ne doit pas masquer ses propres vulnérabilités: la dette en devises, l’ampleur croissante de l’investissement public, la dépendance des capitaux étrangers et la forte exposition énergétique.





