Le360: Comment évaluez-vous aujourd’hui la maturité de l’écosystème FinTech marocain et sa capacité à suivre le rythme des évolutions technologiques mondiales?
Sofiane Gadrim: Quand on évalue la maturité de l’écosystème, il faut éviter de confondre digitalisation et transformation réelle. Aujourd’hui, on a très bien réussi à digitaliser le guichet avec des applications et des wallets, mais ça reste une couche de surface. Le vrai sujet maintenant, c’est la profondeur. La maturité réelle d’un écosystème ne se mesure pas au nombre d’applications, mais à sa capacité à produire de l’intelligence financière plutôt que de simplement déplacer de l’argent.
C’est exactement le virage que le Maroc commence à prendre. On arrive à un point où l’innovation ne peut plus ignorer la réalité organique de notre économie: beaucoup d’informel, beaucoup de cash et de données non structurées, mais énormément d’opportunités. La prochaine phase ne sera pas gagnée par ceux qui digitalisent les procédures, mais par ceux qui digitalisent la confiance.
Il s’agit d’être capable de lire une vie économique qui n’est pas «comptable» au sens classique, de comprendre le carnet d’un épicier ou la volatilité d’un revenu informel pour transformer ces traces faibles en un score ou un accès au crédit. C’est ça la vraie maturité, lorsque la technologie ne sert plus à imiter ce qui existe ailleurs, mais à modéliser ce qui existe réellement chez nous. Sur ce terrain, notre complexité locale est un avantage immense. Les marchés simples sont prévisibles, mais les marchés complexes comme le nôtre sont ceux qui produisent les vraies innovations de rupture.
Quelles innovations auront selon vous l’impact transformateur le plus important sur les services financiers au Maroc dans les prochaines années?
L’impact ne dépend pas toujours de la technologie elle-même, mais souvent de sa capacité à épouser la forme du marché. Au Maroc, ce qui va tout changer, ce ne sont pas les gadgets, mais les solutions qui comprennent notre géométrie économique.
Si on regarde sous le capot, le vrai moteur, c’est l’IA. Mais pas celle qu’on voit partout. Le Maroc a besoin d’une IA capable d’interpréter notre réel. Dans un pays où une énorme partie de l’économie est informelle, l’IA devient l’outil qui convertit le désordre en information exploitable. Elle ne vient pas faire mieux, elle vient lire ce que personne ne voyait. Elle établit des scores de risque pour des gens sans historique et détecte des modèles sur des micro-flux invisibles. C’est elle qui remplace notre manque de visibilité.
«Dans un pays où une énorme partie de l’économie est informelle, l’IA devient l’outil qui convertit le désordre en information exploitable»
— Sofiane Gadrim
Cette intelligence doit se nourrir, et c’est là que l’open finance entre en jeu. Il faut oublier l’Open Banking classique, c’est trop étroit. L’open finance, c’est la libération totale de la donnée. C’est le moment où l’historique télécom, les paiements ou le profil fiscal deviennent un véritable passeport financier. Ça change tout parce que ça donne une existence économique à ceux qui étaient des fantômes pour les banques, comme le salarié précaire ou l’agriculteur. On ne modernise pas juste le système, on l’ouvre. Bien évidemment il y’a un enjeu de sécurité des données, de confidentialité, de vie privée mais c’est un autre sujet.
Ensuite il faut rendre tout ça liquide, et c’est le rôle de la tokenisation. Je ne parle pas de spéculation crypto, je parle de débloquer la valeur immobilisée. Le Maroc est riche en actifs lourds comme l’immobilier ou le foncier. La tokenisation permet de fractionner ces actifs pour les rendre accessibles. C’est ce qui permettra demain à un Marocain du Canada d’investir mille dollars dans un projet concret à Ouarzazate. C’est la fin de l’illiquidité.
Lire aussi : Le Maroc face au boom du cash: +131% en dix ans
Et pour sceller le tout, il y a la blockchain. C’est l’innovation la plus invisible mais qui a le potentiel d’être la plus systémique. Il faut la voir comme un protocole de vérité. Que ce soit pour le foncier ou les marchés publics, elle remplace la confiance humaine, qui est parfois une friction coûteuse, par une confiance cryptographique automatique. C’est plus qu’une technologie, c’est un changement de culture qui supprime le doute dans les transactions.
Le cadre réglementaire marocain (open banking, sandbox, paiements) est-il suffisamment agile pour accueillir la prochaine vague d’innovation FinTech? Qu’est-ce qui manque encore?
Si on regarde la situation froidement, le cadre réglementaire n’est ni le héros ni le coupable. Il est suffisamment bon pour qu’on fasse des choses sérieuses, mais pas encore assez nerveux pour déclencher une vague d’innovation par lui-même. On a les briques essentielles, on n’est plus dans un modèle fermé et Bank Al-Maghrib fait un travail de fond pour aligner le pays sur les standards internationaux sans sacrifier la stabilité. Sur le papier, ce n’est pas un désert.
Là où ça coince, ce n’est pas dans les textes, c’est dans le rythme. Les sandboxes existent, mais elles ne doivent pas devenir des salles d’attente. Aujourd’hui, trop peu de projets en sortent avec un passage à l’échelle rapide. C’est la même chose pour l’open banking, le principe est posé, mais le partage de données n’est pas encore vécu comme un réflexe industriel. Pendant qu’on discute des cadres théoriques, le cash reste dominant et l’usage réel des wallets peine à décoller.
«Une Fintech rurale doit parler Darija ou Amazigh, elle doit permettre de faire un virement juste avec la voix.»
— Sofiane Gadrim
Pour moi, le vrai jeu ne se joue plus dans l’élaboration de nouvelles lois. Il se joue dans la vitesse d’exécution. Ce qui manque, ce n’est pas de la réglementation, c’est du courage. Le courage des banques d’ouvrir vraiment leurs systèmes et celui des régulateurs d’accélérer quand un projet sérieux arrive sur la table. Si on arrive à résoudre des problèmes marocains concrets plutôt que de recycler des concepts importés, le cadre actuel est largement suffisant. Ce qu’il faut changer maintenant, ce n’est pas le texte, c’est l’attitude.
Quelles solutions FinTech pourraient véritablement faire avancer l’inclusion financière, notamment pour les populations rurales, informelles ou faiblement bancarisées?
Pour ce faire, il faut changer de lunettes. On essaie souvent de forcer des populations rurales à entrer dans des cases bancaires classiques, alors que c’est une friction énorme pour eux. L’inclusion, la vraie, ne passera pas par une énième application que personne ne sait utiliser, elle passera par l’invisibilisation de la finance. Concrètement, la clé, c’est la finance embarquée. Un agriculteur ne se lève pas le matin en voulant un crédit, il veut acheter des semences. Si la Fintech est intelligente, elle intègre le financement directement chez le fournisseur, sans qu’il ait l’impression de parler à une banque. On supprime la friction psychologique.
Il y a aussi une barrière invisible, l’interface. On conçoit des applis pour des cadres à Casablanca, alors que le terrain fonctionne à l’oral, comme on le voit avec l’usage massif des notes vocales sur WhatsApp. La réponse technique ici, c’est le Voice-First. Une Fintech rurale doit parler darija ou amazigh, elle doit permettre de faire un virement juste avec la voix. C’est de la haute technologie, du NLP (traitement automatique du langage naturel) complexe, mise au service d’une simplicité absolue.
Mais tout cela ne tient pas sans le pivot humain, le «moul hanout». Dans ces zones, la confiance s’incarne par une personne physique, pas par un logo. La technologie doit transformer l’épicier en guichet multiservices performant, car c’est lui qui détient la liquidité et la confiance sociale. L’avenir de l’inclusion, c’est ce mélange d’IA vocale et de réseau humain dense. C’est remettre la technologie à sa place, un outil serviteur, pas un maître.
À quoi pourrait ressembler la banque marocaine à l’horizon 2030-2035 face à la montée des Big Tech, des néobanques et de la digitalisation totale des services?
Si on imagine la banque de 2030 en disant juste «plus d’applis, moins d’agences», on passe à côté du sujet. La vraie question selon moi, c’est de savoir si les banques vont rester des vitrines ou devenir des infrastructures.
Aujourd’hui, le système est solide mais il est pris en étau entre la pression réglementaire, la transformation digitale et l’arrivée d’acteurs internationaux comme Revolut qui frappent à la porte. On sort d’un confort historique pour entrer dans une guerre de l’expérience utilisateur et de la vitesse.
À l’horizon 2035, je ne crois pas au remplacement des banques par les Big Tech. Je crois au glissement des rôles. Les banques vont garder le réacteur nucléaire c’est-à-dire la licence, le risque, la conformité, le bilan. Mais la couche visible, l’interface client, va éclater. Demain, le client aura l’impression de «banquer» chez une super-app ou une Fintech verticale, alors que derrière, c’est toujours une banque marocaine qui porte le risque.
«Les banques gagnantes ne seront pas forcément les plus grosses, mais celles qui accepteront de devenir des plateformes.»
— Sofiane Gadrim
Le Maroc est en train d’outiller ce futur avec la stratégie digitale 2030 et l’ouverture progressive vers l’open finance. Mais le vrai enjeu n’est pas d’avoir le cadre réglementaire parfait, c’est de savoir exécuter vite à l’intérieur. Les banques gagnantes ne seront pas forcément les plus grosses, mais celles qui accepteront de devenir des plateformes. Celles qui seront assez humbles pour laisser l’interface aux Fintechs et assez solides pour devenir l’infrastructure invisible et indispensable sur laquelle tout le monde se connecte.
Je pense que la banque marocaine de 2035 qui aura réussi ne sera ni une copie de Revolut ni un dinosaure digitalisé. Ce sera une institution qui assume d’être l’infrastructure de confiance du pays, qui laisse la créativité produit aux acteurs agiles, mais qui pose les règles, garantit la stabilité et monétise sa position centrale. Le secret n’est pas d’avoir peur des nouveaux entrants, c’est de se rendre indispensable pour eux.







