Née à Marrakech, Lalla Essaydi a vécu plusieurs années en Arabie Saoudite avant de se rendre aux Etats-Unis. Ses œuvres font, entre autres, partie des collections de l’Art Institute de Chicago, du Brooklyn Museum of Art de New York, du Musée des Beaux-Arts de Houston, du Columbus Museum of Art, du Musée des Beaux-Arts de Boston. C’est dans cette ville de Boston que l’artiste a d’ailleurs étudié et décroché son diplôme à l’école des Beaux-Arts. Lalla Essaydi prépare actuellement plusieurs expositions : 10, plus précisément, nous apprend-elle, qui se déploieront jusqu’en avril 2014. Parmi ces expositions, celle de Marrakech, qui aura lieu le 28 décembre. Malgré son emploi du temps bien chargé, l’artiste a bien voulu répondre aux questions de Le360. Pour nous parler d'elle. Et de ses saisissantes métaphores d'une présence-absence.
Le360 : Lalla Essaydi, vous êtes une artiste connue à travers le monde pour, notamment, après être passée par la peinture, les médias mixtes, et la vidéo, votre actuel travail, saisissant, de la photographie à travers laquelle vous détournez et subvertissez le regard orientaliste et ses stéréotypes. Pourriez-vous tout d’abord nous dire un mot de votre conception propre de l’art ? Lalla Essaydi : On ressent toujours une certaine appréhension lorsqu’on nous qualifie d’"artiste", que ce soit parce qu’on s’inquiète de la perception qu’ont les autres de soi ou parce qu’on ne s’en sent pas digne. Mais si vous savez au fond de vous, de votre cœur, que vous êtes un artiste, ne laissez personne vous dire le contraire. Comme je voyage à travers la vie, j'ai rencontré beaucoup de gens qui pensent comme moi -comme des artistes- sans pour autant nécessairement travailler dans la photographie, la peinture, la musique ou quelque domaine que ce soit attenant à ce qui est considéré comme le monde de l’art. Pour moi, trois choses définissent l’artiste : la passion, la créativité et la philosophie. L’art, c'est quand ce qui nous passionne devient une métaphore de la vie. L'art, c'est la liberté et l'expression créative. Etre un artiste revient d'abord et avant tout à se sentir libre de créer, d'exprimer ce que vous avez à l'intérieur de vous, de rendre compte de quelque chose dont, potentiellement, d'autres n'ont pas encore rendu compte ou qu’ils ont exprimé d'une manière différente . L’art, c’est s’exprimer quand le besoin s’en fait sentir.
Le360 : Vous convoquez le corps, son langage mystérieux, indéchiffrable, certes, comme peut l’être la mémoire qui l’habite et les émotions qui le hantent, et néanmoins d’une éloquence cinglante. La peau parle. Quelle est cette mémoire étouffée dont vous simulez la silencieuse, palimpseste logorrhée ?Dans mon art, je travaille avec des femmes marocaines qui, comme moi, sont symboliquement marquées par leur expérience dans le pays d'accueil : la diaspora, comme lieu de séparation et de déplacement. Nous avons choisi d’engager un dialogue avec des matériaux associés à l'art arabe et islamique traditionnel dans le cadre de la renégociation de l'identité. Les métaphores de l'absence et la présence, la proximité et la distance, le dialogue permanent avec les différentes formes de l'art occidental, à travers l'imaginaire et le réel.Le360 : Votre travail interpelle l’art orientaliste pour le détourner et l’investir d’un autre imaginaire. Celui, justement, d’une identité imprenable qui dès lors tend vers une identité-monde ?Mon travail va au-delà de la culture islamique pour invoquer la fascination occidentale pour le voile et, bien sûr, le harem, tel qu'il est représenté dans les peintures orientalistes recourant à l'odalisque . En revisitant et ré-interrogeant le corps de la femme arabe, je trace et dessine une histoire souvent marquée par l'incompréhension. A travers mes photographies, je suis en mesure de suggérer la complexité de l'identité féminine arabe, comme je l'ai connue, et la tension entre la hiérarchie et la fluidité qui sont au cœur de la culture arabe. Mais je ne veux pas que mon travail se résume à une simple critique de la culture arabe ou occidentale. Je vais au-delà de la simple critique de manière plus active, voire subversive, m’engageant moi-même pour transmettre ma propre expérience en tant que femme arabe prise quelque part entre passé et présent, Orient et Occident. En l'absence de lieu, le texte lui-même devient monde, monde des sujets mis en scène : leurs pensées, leurs discours, le travail, les vêtements, le logement. Et un espace nomade, un chez-soi nomade.