Tahar Ben Jelloun, le conteur, devient témoin des temps dans "Le mariage de plaisir"

DR

Dans "Le mariage de plaisir", dernier roman de Tahar Ben Jelloun, paru chez Gallimard, l'écrivain-conteur se sert de la fiction pour mettre l'Histoire face aux tragédies qu'elle se refuse à avouer. Dans ce roman, Ben Jelloun se revèle comme l'un des meilleurs conteurs de notre temps.

Le 14/03/2016 à 14h04

La mise en abîme se fait d’emblée, dès les premières lignes. «Il y avait une fois, dans la ville de Fès, un conteur qui ne ressemblait à personne». L’auteur-conteur se prépare à donner la parole à Goha le sage, un conteur nomade d’une grande érudition, «d’une imagination époustouflante», qui revient chaque année à Fès, au printemps, prendre place à l’entrée de la vieille ville. Un événement très attendu par les habitants qui abandonnaient alors, précipitamment, leurs activités pour aller s’installer autour du conteur. Et, une fois cerné par le cercle de «ses fidèles comme de ses détracteurs», Goha déroulait mémoires et fabuleuses histoires.

Tahar Ben Jelloun plonge ainsi le lecteur dans cette atmosphère particulière, cette dimension atemporelle de l’oralité. S’élève la voix de Goha, qui s’apprête à enchanter son auditoire: «Une fois n’est pas coutume, ce soir je m’en vais vous conter une histoire d’amour, un amour fou et impossible». Mais, préviendra-t-il l’assemblée, «derrière cette histoire miraculeuse, il y a aussi beaucoup de haine et de mépris, de méchanceté et de cruauté».

Le ton est donné. Nous sommes bien dans l’univers du conte qui, en réalité, a d’autres buts que celui de faire rêver, passe par le fabuleux pour déterrer, avec cette subtile subversion qui lui est propre, les violences muettes tapies sous les pierres, les non-dits, les tabous, les miroirs déformants des esprits et des regards.

Tahar Ben Jelloun entraîne en effet le lecteur, à travers la voix de Goha qui nous emporte dans un déluge d’images, d’anecdotes insolites et d’apocalypses courtisant mythes millénaires, dans l’univers d’Amir, qui perd son petit frère dans une épidémie de typhus qui faillit décimer la ville de Fès. Amir deviendra commerçant, comme son père, et fera, très jeune, un mariage arrangé avec une femme qui lui donnera quatre enfants. Commence alors un voyage à travers le temps, qui nous mènera des années 1940 à nos jours.

Appelé à se rendre régulièrement, pour son activité de commerçant, au Sénégal, Amir, dont la famille descendait, disait-on, «de la lignée du Prophète», décide, pour éviter de succomber à l’attrait de la chair avec des femmes de petite vertu, de faire comme son père et son grand-père: contracter un «mariage de plaisir», temporaire, qu’il rompait dès qu’il s’en retournait à Fès, avec Nabou, une belle Peule de Dakar. Mais, contre toute attente, Amir, qui ne contractait ce «mariage de plaisir» que pour éviter de sombrer dans le péché, tombera éperdument amoureux de la jeune sénégalaise qu’il finira par épouser et ramener avec lui à Fès.

La vérité est dans la fictionC’est à partir de cet instant que le conte prendra une tournure dramatique pour laisser éclater, dans toute leur violence, «les identités criminelles». Non seulement Nabou aura à affronter la jalousie de la blanche première épouse d’Amir, mais elle aura à souffrir, au quotidien, du racisme qui la frappera, comme il frappera l’un de ses deux enfants, des jumeaux dont l’un naîtra blanc et l’autre noir.

Tahar Ben Jelloun se sert ainsi de la fiction, du conte, pour révéler. La fiction ouvre la brèche à des réalités qui vous sautent à la gorge. Et les temps ont beau s’écouler, ces réalités négatrices, annihilantes, persistent. Le lecteur, qui voit grandir les enfants d’Amir, se retrouve face à l’impitoyable dévastation du racisme dont l’absurdité est mise en exergue par le fait qu’elle frappe ici deux frères dont l’un réussira sa vie pour être né blanc, tandis que l’autre ne cessera de passer d’épreuve en épreuve pour être né noir et dont le fils, Salim, fera de même, plus tard, dans les années 2000, l’expérience traumatisante à laquelle peut soumettre une simple couleur de peau. Salim, qui finira tragiquement.

Dans «Le mariage de plaisir», Tahar Ben Jelloun dénonce. Il dénonce la discrimination, la violence du racisme, non seulement à travers Nabou et ses enfants mais, aussi, en évoquant le sort des Subsahariens dans le nord du pays. En nous renvoyant à un regard sur l'autre souillé par une histoire de l'esclavage, occultée, nous traversons l’Histoire. Une Histoire dont la cruauté ne fait que s’amplifier. Et le conte, traversé de divers personnages, d’un mendiant effrayant, de Karim, un enfant trisomique, qui traverse le texte en filigrane, se fait témoin des temps. Un témoin d’autant plus frappant qu’il est porté par une plume aussi envoûtante qu’incisive. Une plume qui constitue un événement en soi. 

Par Bouthaina Azami
Le 14/03/2016 à 14h04