Sultans réformateurs et gardiens de l’immobilité

Mouna Hachim.

ChroniqueLa tension entre réforme et immobilité traverse l’histoire marocaine. À chaque époque, les élans de changement s’y brisent sur les forces d’inertie.

Le 18/10/2025 à 11h00

La scène se répète comme un vieux rituel: le sultan convoque ses conseillers, proclame de nouveaux décrets, tente de moderniser l’armée, de rationaliser les impôts, d’ouvrir le pays au progrès. Autour de lui, quelques notables influents maugréent en silence, des oulémas chuchotent, les tribus grondent. Chaque réforme annoncée se heurte au mur invisible de la résistance, avant de s’enliser dans les palabres et les compromis.

Pourquoi le Maroc, malgré des réformateurs lucides, n’a-t-il pu rompre définitivement avec la logique de l’accommodement conservateur?

Nous sommes au début du 19ème siècle. L’Europe se métamorphose à une allure vertigineuse: Napoléon bouleverse les cartes, la révolution industrielle transforme les armées et les économies. Bientôt, les puissances coloniales tourneront leurs ambitions vers le Sud, tandis que le Maroc s’efforce de préserver son autonomie.

Le sultan Moulay Slimane choisit le repli intérieur, tout en s’efforçant de restaurer l’autorité et de contenir les abus des confréries.

Cette entreprise, inspirée en partie du mouvement wahhabite, se heurte toutefois à la puissante résistance des zaouias attachées à leurs privilèges.

Si la Tijaniya bénéficie des faveurs du sultan, en raison de son soufisme «minimaliste» à tendance salafiste, il n’en va pas de même de la Derqawiya, dont l’influence nourrit plusieurs courants contestataires, parmi lesquels celui du marabout rebelle Amhaouech, figure des Aït Sokhman du Moyen Atlas.

Adepte de Derqaoui, Amhaouech mène, avec l’appui de ce maître spirituel d’ascendance idrisside, une insurrection fédérant tribus et confréries, si bien qu’à peine amorcée, la réforme religieuse dégénère en crise politique.

Moulay Abderrahmane hérite d’un royaume sous tension.

Dès 1830, la conquête de l’Algérie par la France bouleverse l’équilibre régional. Fidèle au principe de solidarité musulmane, le sultan soutient l’émir Abdelkader en un geste noble mais lourd de conséquences, qui précipite la guerre de 1844. Tanger, Mogador et surtout Isly deviennent les théâtres d’une défaite cuisante, révélant brutalement l’abîme technologique qui sépare le Maroc de l’Europe.

Cette défaite ne fut pas seulement militaire, elle marqua l’effondrement d’un modèle économique clos. Pour compenser, le Makhzen dut ouvrir ses ports, encourager le commerce, puis céder à une libéralisation imposée.

C’est dans ce contexte de dépendance croissante que survient le traité anglo-marocain de 1856, qui abolit les monopoles du Makhzen et fixe un tarif douanier uniforme de 10 %.

Ce tournant affaiblit les instruments traditionnels du contrôle étatique sur le commerce et bouleverse les réseaux protégés des tujjâr sultân ainsi que des autres bénéficiaires de l’ancien régime commercial.

La crispation conservatrice ne se limitait pas aux milieux économiques.

Lorsque Moulay Abderrahmane, puis son fils Mohammed IV, envoyèrent les premières missions d’étudiants en Europe pour y apprendre les techniques militaires et scientifiques, une partie du Makhzen et des oulémas y virent un péril moral, redoutant qu’une centralisation accrue ou l’introduction de savoirs étrangers ne bouleversent l’ordre établi.

Une phrase résume à elle seule l’état d’esprit d’une élite inquiète de voir la modernité européenne percer jusqu’au cœur du savoir:

« إنّ أعضاء البعثات عادوا منها جهّالاً متنصّرين »

(Les membres de ces missions, disait-on, étaient revenus plus ignorants encore —presque christianisés.)

La «réforme» devient dès lors un art de l’ajustement et reste tolérée tant qu’elle ne menace pas l’équilibre ancien, jalousement gardé par les contre-pouvoirs.

C’est sous le règne de Moulay Hassan Iᵉʳ que le Maroc connaît sa tentative la plus ambitieuse de modernisation avant le Protectorat.

Visionnaire et pragmatique, il structure une armée régulière, ouvre des écoles militaires, envoie des boursiers en Europe. Il élargit l’enseignement aux sciences rationnelles, crée ou renforce des manufactures d’armes, fait venir des ingénieurs européens pour cartographier le territoire, ouvrir des routes et étendre le réseau postal. Il réorganise le Makhzen, amorce une tenue rigoureuse des comptes et améliore douanes et ports.

Malgré ces avancées, les contraintes financières et les pressions consulaires limitent la portée des réformes et se heurtent à de profondes résistances internes.

Quelques notables et hauts fonctionnaires refusent de voir leurs prérogatives entamées par une administration plus centralisée et comptable; les Guich et troupes traditionnelles redoutent d’être marginalisés par une armée régulière formée à l’européenne; les oulémas, garants de l’ordre religieux, dénoncent l’influence étrangère et craignent que l’enseignement des sciences profanes n’érode leur autorité. Dans les campagnes, les tribus rejettent les taxes destinées à financer cette armée et opposent souvent une résistance passive, différant l’impôt ou se repliant sur leurs autonomies coutumières.

Ce mécontentement se traduit par un vaste mouvement de contestation sociale, réclamant la justice fiscale et rejetant les moukous, ces taxes et droits de marché instaurés par son père après la guerre de Tétouan contre l’Espagne, qui aggrava la crise financière du royaume et renforça la dépendance envers les puissances étrangères.

L’extension des protections consulaires devient alors un véritable sésame pour échapper aux impôts et aux lois nationales.

Face à ces tensions, Moulay Hassan Iᵉʳ tente de restaurer l’autorité du trône par la mobilité: il sillonne sans relâche le royaume, menant ses mahallas pour lever l’impôt, réprimer les révoltes et arbitrer les conflits.

Mais la mort du souverain réformateur laisse un vide, bientôt comblé par une jeunesse désorientée face à l’Europe triomphante.

Le sultan Moulay Abdelaziz, successeur de son père après la régence du chambellan Ba Ahmad, fut souvent dépeint comme un jeune homme épris d’inventions étrangères —une fascination amplifiée sournoisement par des agents de la présence coloniale, sur fond de rivalités européennes.

Ses réformes s’inscrivent dans un climat lourd: la France conquiert dès 1900 les oasis marocaines orientales, l’Espagne s’installe sur le littoral saharien, tandis que les abus des protections étrangères renforcent les pouvoirs féodaux. Le marasme économique, l’évasion fiscale, les emprunts extérieurs et les révoltes populaires achèvent de fragiliser le royaume.

Dans sa volonté de moderniser les structures politiques et financières, Moulay Abdelaziz tenta d’instaurer le projet de tartib, une imposition d’inspiration anglaise visant à rationaliser la fiscalité. Le dahir du 17 septembre 1901 en fixait les principes: une taxe unique et équitable, applicable à tous sans distinction —«qu’il s’agisse de chérifs ou de roturiers, d’hommes puissants ou modestes, même des agents du Makhzen».

Mais cette réforme, perçue comme une menace par les notables, les confréries et certains oulémas, suscita une opposition farouche.

L’histoire semble rejouer le même scénario: le sultan réformateur se heurte à une coalition d’intérêts conservateurs mus par une même logique: préserver les privilèges au nom de la stabilité.

Évidemment, l’histoire n’est jamais un bloc homogène; entre les réformateurs et les gardiens de l’ordre ancien se glisse une élite intermédiaire, souvent négligée par les lectures trop binaires, qui tente de concilier héritage et ouverture, incarnant ainsi la complexité du mouvement réformiste marocain et révélant une autre facette du Maroc du XIXᵉ siècle: celle d’un pays qui ne rejetait pas la modernité, mais cherchait à la domestiquer sans perdre son âme.

Beaucoup craignaient en effet que les «réformes» ne servent de cheval de Troie à la domination européenne, voyant dans les modèles administratifs importés un risque d’aliénation spirituelle, tandis que les caïds défendaient leurs clientèles locales contre la centralisation makhzénienne.

Ce réflexe de préservation s’est lentement transformé en culture de l’immobilisme.

À chaque tentative de grande réforme surgit la même dramaturgie: débats sans fin, compromis paralysants, et une prudence érigée en vertu politique.

Les forces d’hier ont cédé la place aux partis, aux bureaucraties, aux syndicats et aux grands corps intermédiaires: tous convaincus d’être les gardiens de l’équilibre, tous craignant de perdre leur place dans l’ordre du monde.

Le langage a changé, pas forcément l’instinct. Ceux qui se croient les boucliers de la nation en deviennent parfois les chaînes invisibles.

Par Mouna Hachim
Le 18/10/2025 à 11h00