L’extraordinaire voyage de ma tante et le valeureux Boudenia

L’écrivain Kebir Mustapha Ammi lors de la présentation de son roman "Ben Aicha" le 13 février 2020 à Rabat.

L’écrivain Kebir Mustapha Ammi lors de la présentation de son roman Ben Aicha le 13 février 2020 à Rabat.. MAP

De père algérien et de mère marocaine, le grand écrivain Kebir Mustapha Ammi nous relate dans ce récit, en exclusivité pour Le360, la fabuleuse tentative de sa tante de passer la frontière entre le Maroc et l’Algérie, devenue «pire que le 38 parallèle qui sépare les deux Corées». Résidente à Taza, notre héroïne, qui se moque des interdits et de son âge avancé, emprunte les chemins d’hier, et ceux de la clandestinité, pour regagner Oran. Qui de mieux pour l’aider dans son entreprise que Boudenia, celui qui faisait la navette entre les deux pays «siamois», transportant armes et munitions sous l’Occupation, hommes et marchandises à l’indépendance. Un autre temps. Aujourd’hui, le voyage, c’est pour revoir ses cousins, mais aussi briser un sort. Parce que «personne ne devrait pouvoir fermer une frontière» et qu’«une frontière n’a jamais été conçue pour être bouclée, il n’y a que les imbéciles et les profanateurs qui font ça». Son aventure, elle l’entreprend pour défendre «le droit des peuples à n’être jamais séparés de ceux qu’ils aiment». Un texte délicieusement composé, mais trahissant une souffrance, celle de ne plus pouvoir retrouver les «siens» et de ne rien pouvoir contre l’absurde. Le voici.

Le 11/03/2023 à 10h02

Ma tante doit avoir cent ans. Mais elle a l’esprit alerte et l’œil vif. Et surtout une mémoire phénoménale. C’est une bibliothèque ambulante sans n’avoir jamais rien lu, n’ayant fréquenté aucun banc d’école. Tout est pourtant archivé dans sa tête. Avec un soin inouï. Les bons et les pires souvenirs.

Ma tante est capable de disserter pendant des heures sur la Baie des Cochons ou dire quand a eu lieu la catastrophe de Hiroshima. Elle ne laisse lui échapper aucune syllabe à l’heure des infos.

N’ayant pas vu nos cousins d’Algérie depuis longtemps, elle a très mal vécu la décision d’Alger de rompre ses relations diplomatiques avec Rabat.

Elle s’est mise à jurer que si elle avait été plus jeune, elle sauterait dans le premier avion pour demander aux gens de l’ONU, ces incapables qui gouvernent le monde, à quoi ils utilisent leur temps.-Oui, dis-je, pour la calmer.

Elle avait sa tête des mauvais jours. Et cela pouvait faire craindre le pire.

-Personne ne devrait pouvoir fermer une frontière.

-Oui, dis-je, pour la calmer.

Elle avait sa tête des mauvais jours. Et cela pouvait faire craindre le pire.

-Personne ne devrait pouvoir fermer une frontière.

J’ai opiné du chef.

-Une frontière, c’est sacré.

J’ai encore opiné du chef, n’ayant aucune autre ressource pour calmer ma tante, cette écorchée vive.

-Une frontière n’a jamais été conçue pour être bouclée, il n’y a que les imbéciles et les profanateurs qui font ça.

Je commençais à craindre où cela allait nous mener.

-Ça devrait être un droit inaliénable de voir les siens quand on veut. Et figurer parmi les Premiers Articles de la Déclaration Universelle des Droits...

Je n’imaginais pas ce qui avait commencé à germer dans la tête de ma tante.

-Ils devraient s’attirer les foudres, ces types qui ferment les frontières et gouvernent un pays comme s’il s’agissait de leur propre bien. Toutes les nations du monde devraient s’unir pour exclure ces gens de la société des hommes.

Puis elle a dit:

-Ciel, s’il avait plu à Dieu que je dirige une nation…

Après ça, elle s’est morfondue pendant trois jours et trois nuits. Puis, réalisant que Taza, notre bonne vieille ville, n’était pas très loin de la frontière, elle a consulté ses archives, conféré avec elle-même, réuni quelques affaires dans un sac en plastique et sauté dans un car.

Tout était prêt dans sa tête, pour entreprendre…un voyage fou. Elle se rendrait à Oujda et de là…

Ma tante se souvenait de Boudenia, qui avait connu Mandela, lorsque le chef de l’ANC était venu chercher une aide et des armes au Maroc. Il avait même tapé le carton avec lui au cours de quelques soirées mémorables. Mais était-il encore de ce monde?

Au milieu des années soixante, le vieux Boudenia avait rafistolé un vieux tacot et il faisait la navette dans sa vieille guimbarde rouge entre Oujda et Oran. Ma tante n’avait jamais oublié le vieux chauffeur qui l’avait déposée tant de fois en plein centre d’Oran. À Santa Cruz. Et Aïn-Turk.

J’ai moi-même fait ce voyage deux ou trois fois. C’était le bon vieux temps, la frontière était ouverte. On allait et venait du Maroc vers l’Algérie et vice et versa avec une joie inégalée. Sanglé dans un costume, Boudenia conduisait d’une main de maître. Boudenia, qui avait participé à la guerre de libération avec ses frères algériens, avait un petit air de Humphrey Bogart dans African Queen. Il fumait comme lui et il écoutait religieusement Cheikha Rimiti pendant tout le trajet. Il fallait deux heures et demi pour arriver à Oran. On traversait des plaines et des plateaux fleuris, des collines verdoyantes... Mais les années ont emporté tout ça. Saccagé tous ces vieux souvenirs. Il n’y a que les champs de tournesol qui tiennent à leur parole et qui résistent comme ils peuvent au passage du temps.

Le 21 octobre dernier, ma tante a frappé à la porte de l’ancien chauffeur. Boudenia avait perdu ses dernières dents et il traînait un peu la jambe. Il n’a pas reconnu ma tante du premier coup d’œil…

-Salem, Si Boudenia, lui a dit ma tante.

L’ancien chauffeur a bondi. L’apparition soudaine de ma tante dans son univers un matin a mis aussitôt ses esprits en éveil. Mais il a tout de même répondu :

-Wa alikoum Salem.

Il a laissé gloser ma tante qui a évoqué, pêle-mêle, les missiles de Cuba, la crise de Taiwan, le canal de Suez... avant d’aborder les navettes clandestines entre le Maroc et l’Algérie.

N’était-ce pas un piège que cette femme était venue lui tendre, se demanda Boudenia. Comment savait-elle qu’il y avait des navettes clandestines entre l’Algérie et le Maroc?

Le prudent Boudenia a d’abord déclaré, la main sur le cœur, qu’il n’avait jamais été chauffeur de taxi, puis il a compris, devant l’insistance de ma tante, qu’il valait mieux ne pas dire ça et a prétexté qu’il ne faisait plus ces allers-retours.

Il a ensuite tenté d’expliquer qu’il n’avait plus de véhicule depuis que le sien, avec des millions de kilomètres dans le compteur, avait rendu l’âme après de bons et loyaux services. Puis il a dit, en prenant un air désolé, que sa vieille guimbarde ne tiendrait pas le coup jusqu’à Oran.

Mais, armée pour balayer toutes les résistances, ma tante se revigore dans l’adversité. Elle a toujours un argument pour terrasser un interlocuteur quand elle ne peut pas l’embobiner.

-Reviens demain, lui a dit Boudenia.

-Voilà une avance, lui a répondu ma tante.

-Que le ciel te le rende, a dit l’ancien chauffeur en empochant le billet.

Je ne sais où ma tante a passé la nuit. Mais avant l’aube suivante, la tornade était fin prête pour se rendre en Algérie par la voie la plus illégale qui soit, puisque l’ONU, déclara derechef ma tante, ne fiche rien de ses dix doigts et que l’ONU encore, c’est des diplômés en jactance!

-Voilà comment le voyage va se dérouler, lui a expliqué le vieux chauffeur.

Elle a écouté avec toutes ses oreilles et promis qu’elle n’interviendrait jamais en cours de voyage.

-Je vais m’arrêter de temps en temps, car il y aura des barrages de toutes sortes.

-Tu peux t’arrêter autant de fois que tu veux.

-Et tu m’entendras, négocier, marchander, mais …

-Mais?

-…n’interviens jamais…

-Motus et bouche cousue, comme disent les chrétiens et leurs ayant droit.

-…reste calme et silencieuse.

-L’essentiel est que j’arrive à mon port.

-À bon port, rectifia Boudenia.

-Va pour ton port, concéda ma tante.

-Plaçons-nous sous la protection d’Allah, et dans trois heures, nous serons de l’autre côté.

Ma tante n’est pas de la plus grande souplesse ni morale ni physique. Et l’âge est là pour lui rappeler sa dette. Mais la joie fait faire des miracles. Ma tante s’est mise en chien de fusil, comme un maître de yoga, dans le coffre d’une vieille Mercedes.

-Cale-toi bien, comme un sapin de Noël, plaisanta Boudenia, sous ces sacs de légumes et de fruits frais.

-T’inquiète, mon cher Boudenia, je peux même m’abstenir de respirer. Il n’y a qu’une chose qui importe. Et cette chose…

La voiture a démarré. Et s’est, comme de bien entendu, arrêtée de nombreuses fois. Mais ma tante n’a pas cherché à savoir ce qui se manigançait lors de ces arrêts intempestifs.

Après trois heures de route, le coffre s’est ouvert brusquement et les yeux d’une vieille captive se sont réjouis d’accueillir un ciel radieux.

Heureuse de rencontrer l’air frais, ma tante a aspiré à pleins poumons cette chose qui lui avait si cruellement manqué dans le coffre d’une vieille voiture. Elle se redressa, mais elle avait du mal à se tenir debout. Ses jambes étaient ankylosées et sa tête tournait. Mais elle était heureuse, ayant accompli ce qu’elle avait voulu faire.

Dans une folie soudaine, née d’un bonheur immense et inattendu, ma tante voulut téléphoner au secrétaire de l’ONU, pour lui dire qu’elle avait, en compagnie du valeureux Boudenia, franchi une frontière et fait ce que les politiques n’avaient jamais réussi à faire.

-Honte à vous, gens de l’ONU, se mit-elle à pérorer.

Puis elle s’est mise à tripoter son portable pour dire à nos cousins d’Algérie qu’elle était enfin là et qu’elle allait bientôt débarquer chez eux. Mais elle a réalisé qu’elle ne pouvait pas utiliser son téléphone en territoire autre que marocain.

Sans colère, elle a rangé son téléphone et cherché des yeux une épicerie ou une boucherie, elle ne pouvait arriver chez nos cousins les mains vides. Il lui fallait acheter des fruits aussi. Des boissons. Et des bonbons pour les enfants. Elle n’avait pas mille bras pour porter tout ça. Mais elle était sûre que le vieux chauffeur, le valeureux Boudenia, ferait ça avec bonheur.

Elle regardait avec des yeux incrédules autour d’elle. Tout l’émerveillait. À commencer par le petit vent qui faisait frémir les arbres, les oiseaux qui gazouillaient sur les branches, les chats qui miaulaient, les chiens errants, les ânes…

Elle était effarée comme un enfant qui découvre un sucre d’orge pour la première fois de sa vie. Mais en vérité, rien ne l’étonnait de ce qu’elle voyait. Car l’Algérie, se dit-elle, ressemble en tous points… au Maroc.

Oui, l’Algérie ressemble en tous points… au Maroc.

Elle n’avait jamais noté ça avec autant de force.

Ciel, on croirait que les deux pays sont, comment dire… identiques.

Des pays jumeaux.

Des pays siamois.

Les paysages sont interchangeables.

Les saisons sont les mêmes.

Les bruits.

Les couleurs.

Tout est semblable.

Même la langue, l’accent...

Elle trépignait de joie. Elle se sentait des forces pour courir en plein ciel. Ou sur une pelouse verte derrière un ballon rond. Elle faillit donner un coup de pied dans une motte de terre.

Elle n’écoutait pas le chauffeur qui semblait deviser tout seul dans ce qui ressemblait à une espèce d’impénétrable conciliabule. Il faisait de grands gestes. Il avait une allure de magistrat qui apostrophe une assemblée nombreuse et semblait être devenu soudain fou.

Elle avait mieux à faire, se dit-elle, que de s’occuper de ce qu’il pouvait bien raconter.

Elle n’accorda plus d’intérêt qu’à ce que ses yeux voyaient.

Elle remplissait son cœur d’émotions vives.

Elle ne voyait plus Boudenia qui continuait de parler avec de grands gestes.

Il avait disparu, pauvre homme, dans un océan de souvenirs, où il essayait sûrement de retrouver, se dit-elle, des éclats de voix anciennes.

Puis elle nota brusquement que Boudenia avait l’air triste et abattu.

Pourquoi, Seigneur, était-il dans un tel état?

Regrettait-il soudain d’avoir franchi la frontière de la manière la plus illégale qui soit?

Craignait-il qu’on l’arrête et le jette dans une oubliette?

Elle s’en voulut d’avoir conduit le bon vieux Boudenia à commettre un tel crime, qui était passible d’une lourde peine.

Mais elle se rassura aussitôt.

Boudenia avait une carte, se dit-elle, qui stipulait qu’il avait pris part à la lutte de ses frères algériens dans leur guerre de libération. Elle leva la main droite et déclara que personne, je dis bien personne, n’oserait s’en prendre à un tel homme qui avait fait passer des armes dans sa carriole à ses risques et périls!

IlIl fallut beaucoup de temps à ma tante pour comprendre que le valeureux Boudenia s’adressait à elle, et rien qu’à elle, pour lui dire…

Pour lui dire quoi?

Pour lui dire… qu’ils avaient tourné en rond et qu’ils étaient revenus dans ce quartier, en plein centre d’Oujda, car les barrages sont nombreux et qu’il était impossible de les franchir.

-Quoi?

-C’est devenu pire que le 38 parallèle qui sépare les deux Corées, lui déclara le vieux chauffeur, qui s’y connaissait en histoire, lui aussi.

Boudenia lui a rendu son avance et ma tante, dépitée, pleurant de rage, s’est installée au fond d’un car de la CTM, pour retourner à Taza, en se demandant si le vieux chauffeur s’était un tant soit peu approché de la frontière. Car il n’avait pas l’air abattu au moment où il lui rendait son avance.

Au cours du long voyage qui la ramenait à la case départ, ma tante se demanda si le vieux chauffeur n’avait pas eu seulement envie de se débarrasser d’une… vieille folle! C’est à cette conclusion qu’elle est arrivée, quand le car est entré sans gloire à Taza.

Dormez sur vos deux oreilles, s’est exclamée ma tante, en quittant le car.

Elle s’adressait à des ombres, à ces gens, acrimonieux, invisibles et si puissants, qui ne veulent pas que les frontières soient ouvertes entre deux pays frères.

Vous êtes heureux, répétait-elle, de faire tant de mal? Ça vous réjouit de séparer des familles entières? Soyez maudits! Gouvernants de Corée et des nations qui ferment leurs frontières! Soyez maudits jusqu’à la fin de vos jours! Et au-delà!

Elle irait à l’ONU et réécrirait bien volontiers, se dit-elle, la Charte des nations, pour y inclure le droit des peuples à n’être jamais séparés de ceux qu’ils aiment.

Puis elle se mit à maudire les gens qui siègent inutilement dans les grandes assemblées.

À quoi servez-vous, puisque vous ne parvenez pas à donner un peu de bonheur à vos semblables, qui ne demandent pas la lune?

Reconnaissez que vous êtes des gens inutiles, puisqu’il n’y a rien qui vous importe plus que votre prébende! Puisse le Diable vous faire goûter l’amer bouillon qui nous est servi chaque jour!

Elle se tut. Et s’arrêta en cours de chemin, pour s’asseoir sur un banc et lever la tête au ciel. Elle crut voir des enfants jouer sur un nuage. Ils criaient à tue-tête en arrachant les clôtures des frontières.

C’est pour toi, grand-mère, lui ont dit les enfants qu’elle a cru reconnaître.

Puis elle reprit sa route.

C’est d’un pas triste et lent, qu’elle est rentrée à la maison en se promettant qu’elle ne laisserait pas cette histoire sans fin.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 11/03/2023 à 10h02