Montaigne disait quelque part: «on apprend plus par fuite que par suite». C’est le précepte qu’il faut parfois rappeler aux écoliers qui rêvent d’écrire. On retient et comprend mieux ce qui nous vient à travers la vie, l’expérience et le hasard, que ce que l’on apprend de manière purement méthodique ou linéaire. Montaigne invite donc à explorer, flâner intellectuellement, se laisser porter par la curiosité, plutôt que de suivre un chemin strictement tracé. On a, avant tout, le devoir de rêver.
Dès l’enfance, l’écriture s’est imposée à Leïla Bahsein comme une source d’émerveillement et de réconfort. Les lettres, ces signes mystérieux capables de donner vie à des mondes, exerçaient sur elle une fascination presque magique. Leur assemblage ouvrait des portes vers l’imaginaire, apaisait ses angoisses et nourrissait sa curiosité. Très tôt, la lecture est devenue un refuge: un lieu de paix et d’intimité, mais aussi un miroir où elle pouvait se reconnaître, se perdre et se reconstruire. Elle a compris dès lors que la littérature serait sa manière d’habiter le monde, de le décrypter, d’en saisir la complexité et, à sa manière, d’y apporter lumière et sens.
Aucune imagination ne saurait restituer pleinement ce qu’était le Maroc des années 1990. À cette époque, les collèges et les lycées publics, jadis foyers de curiosité intellectuelle et de transmission vivante du savoir, avaient perdu leur souffle initial. Ils n’étaient plus ces porte-parole généreux et visionnaires capables d’éveiller, chez les jeunes esprits, le goût du livre, de la pensée et du rêve. L’école, frappée par l’usure du temps et les désillusions d’une société en mutation, ne parvenait plus à offrir un espace d’épanouissement aux amoureux des mots; la culture y survivait en marge, comme une flamme vacillante que quelques élèves obstinés tentaient de préserver. Fort heureusement, Leïla Bahsein eut très tôt accès à des lieux et à des livres qui allaient nourrir sa vocation. La bibliothèque du Centre culturel français de Marrakech devint pour elle un sanctuaire, un espace de découvertes et de rêveries, tandis que la bibliothèque familiale, précieusement constituée par ses parents, lui offrait un premier trésor d’auteurs classiques. Elle y puisa sans méthode mais avec ferveur des romans comme L’Or de Blaise Cendrars ou L’Âne rouge de Simenon, œuvres parfois ardues pour son âge, élargissaient déjà son horizon intérieur et formaient, à son insu, le socle de sa sensibilité littéraire.
Un peu plus tard, elle fait la découverte de grands auteurs et de voix littéraires marquantes, allant de Francis Scott Fitzgerald à Toni Morrison, en passant par Naguib Mahfouz, Michel del Castillo, Assia Djebar et Agota Kristof, chacun lui ouvrant des horizons nouveaux et des perspectives inédites sur le monde et l’écriture. Dans ces explorations littéraires, elle ne se séparait jamais de son dictionnaire, compagnon indéfectible, qui l’accompagnait dans chacune de ses lectures. Chaque mot nouveau était pour elle une conquête, une révélation: elle en goûtait la musique, en scrutait le sens, avant de l’apprivoiser dans ses propres phrases. Elle aimait glisser ces trouvailles dans ses rédactions scolaires, pour le simple plaisir de les voir vivre sur la page, à la grande surprise de ses camarades et à l’admiration discrète de ses professeurs.
Un souvenir fondateur demeure gravé dans sa mémoire. À quatorze ans, alors qu’elle venait de lire à voix haute l’un de ses textes devant la classe, sa professeure de français -figure bienveillante et perspicace- lui adressa cette phrase qui allait marquer son destin: «Si tu ne deviens pas écrivaine, tu rateras ta vocation». Ces mots, à la fois simples et solennels, résonnèrent en elle comme une révélation. Elle les reçut non comme un compliment, mais comme un appel intérieur, une promesse qu’il lui faudrait un jour honorer. Depuis ce jour, cette phrase agit en elle telle une boussole silencieuse, une lumière discrète mais constante qui lui rappelait, à chaque détour de la vie, que l’écriture serait sa véritable demeure.
Pourtant, le chemin vers cette vocation ne fut ni immédiat ni linéaire. Comme beaucoup de jeunes doués et ambitieux, Leïla Bahsein fut orientée vers ce que l’on appelait alors une carrière «sérieuse», garante de stabilité et de reconnaissance sociale.
Après avoir obtenu son diplôme de l’ISCAE au Maroc, puis un Master 2 en France, elle emprunta la voie de la réussite professionnelle, avec rigueur et détermination. Elle exerça tour à tour les fonctions de conseillère en insertion, de consultante en ressources humaines, puis de directrice d’agence de communication, autant de rôles où elle mettait en œuvre son sens de l’écoute, de l’analyse et de la transmission.
Mais sous la surface de ces engagements professionnels, une autre fidélité demeurait, plus intime, plus profonde: celle de l’écriture. Peut-être invisible aux yeux du monde, ce lien intérieur persistait pourtant, silencieux mais vital, semblable à une source souterraine qui continue de couler même lorsque tout semble immobile. Écrire était pour elle bien plus qu’un loisir ou un refuge: c’était une respiration essentielle, une manière d’habiter le silence et de préserver, au cœur du tumulte, la part la plus authentique de son être. Chaque mot tracé sur la page rétablissait en elle un équilibre, comme si, par le langage, elle retrouvait à la fois le sens, la paix et la promesse d’elle-même.
L’année 2011 marque un tournant décisif dans le parcours de Leïla Bahsein. Ses premières nouvelles paraissent alors au Maroc et en France, notamment dans la revue Apulée, offrant à sa voix littéraire une première reconnaissance. Cette publication agit comme un déclencheur, l’encourageant à donner forme à un projet plus vaste et plus intime : son premier roman, Le Ciel sous nos pas. Ce texte naît d’une nécessité intérieure, dans un élan presque vital, sans autre ambition que celle d’écrire pour comprendre, pour respirer. Elle envoie le manuscrit par la poste, comme on confie une bouteille à la mer, sans attente ni illusion. Quelques mois plus tard, un appel inattendu des éditions Albin Michel vient bouleverser le cours de sa vie: une proposition de contrat, et avec elle, la promesse d’un véritable avenir littéraire.
Publié en 2019, Le Ciel sous nos pas rencontre un accueil critique et public remarquable. Finaliste d’une dizaine de prix littéraires, le roman est distingué par le Prix Méditerranée et le Prix du Livre européen et méditerranéen, consacrant ainsi une œuvre sensible, portée par une langue à la fois claire, poétique et profondément humaine.
Forte du succès rencontré par son premier roman, Leïla Bahsein poursuit son œuvre avec, en 2021, La Théorie des aubergines, puis, en 2024, avec Ce que je sais de monsieur Jacques. Ce dernier texte, d’une intensité morale et émotionnelle rare, puise dans les indignations de son adolescence et dans sa lucidité d’adulte pour affronter un sujet longtemps tu: les violences sexuelles infligées aux enfants issus de milieux modestes.
Par ce roman, l’autrice confirme la portée éthique et humaniste de son projet littéraire. Elle y explore la fragilité des voix réduites au silence et leur possible rédemption par le langage. Chez elle, l’écriture devient un acte de résistance et de réparation, un moyen de restaurer la dignité des êtres brisés en leur rendant la parole, en leur offrant un espace de vérité et de lumière. Ainsi, Leïla Bahsein poursuit, avec justesse et courage, une œuvre où la puissance du verbe s’oppose à la brutalité du monde, et où la littérature se fait justice poétique, mémoire et espérance.
Se dessine alors la trajectoire d’une écrivaine pour qui écrire n’est pas un métier, mais une fidélité, fidélité à l’enfant lectrice émerveillée qu’elle fut, à la promesse fondatrice de sa maîtresse d’école, et à la conviction intime que la littérature possède le pouvoir de réparer, d’éclairer et de transformer.
Chez Leïla Bahsein, la parole s’élève à la fois comme refuge et résistance, mais aussi comme réconciliation entre le monde et l’âme. Son écriture se tient dans cet espace fragile où le réel se transcende par la beauté du verbe et la quête de vérité. Ainsi, à travers son œuvre, elle poursuit une démarche profondément humaniste: celle de rendre la parole à ce qui demeure dans l’ombre, et de rappeler que la littérature, lorsqu’elle est sincère, éclaire autant qu’elle console.




