Certains jours, dans le quartier Marshan, à Tanger, le garçon heureux roulait en bicyclette sur une route romaine pavée de dalles située à la perpendiculaire de l’avenue Ibn Al Abbar. Une voie antique âgée de 1.500 ans d’Histoire humaine, écorchée de vieilles pierres saillantes et impraticable pour les quatre-roues. C’était le jardin secret de l’enfance qui bordait l’une des façades espagnoles de l’immeuble Senoussi où le bambin est né.
Devenu adulte, le garçon partit en pèlerinage à Marshan. Mais plutôt que l’éveil de la mémoire, il ne croisa qu’une émotion amère. Anamnèse. L’allée punico-romaine avait été goudronnée par quelque élu fusillable, gommant chaque pavé de ses souvenirs. Des voitures, fabriquées par une usine de la région, y circulaient désormais.
Cette voie antique n’a jamais eu de nom officiel. Jadis, dans le quartier, on l’appelait zankat romane, la rue des Romains. Et même après son effacement sous un amas de gravillons et de goudron, elle est restée bizarrement orpheline, sans patronyme, comme suspendue entre les civilisations, l’actuel peuple la foulant ne sachant quoi en faire.
Non loin de là, le cimetière romain qui s’étendait jusqu’à la falaise Hafa avait des airs de friche délaissée. Les quelques touristes étrangers qui se hasardaient à visiter le lieu rebroussaient vite chemin, déçus par le mythe de Tanger. Allez, un selfie à la hâte, histoire de se faire une raison, et permettre au séjour culturel de traficoter avec l’imaginaire. Quant aux Marshanis, ils rechignaient à chercher leur passé lointain, à dénouer les origines, bien qu’ils fussent, pour nombre de Jbalas, des descendants des Romains établis à partir de 25 av. J.-C. à Tingis (Tanger).
À Marbel, où l’adolescent aimait vadrouiller, solitaire après le lycée, les ruines d’anciens édifices puniques ont été occupées par une banque de la place. Elle en a fait un village de vacances pour ses cadres et leurs familles, où des murs deux fois millénaires servent de frontière à des courts de tennis. Des banquiers y disputent quelques paresseux sets, pestant contre la vétusté de ces parois que quelque chose de «plus moderne» n’a pas encore remplacées.
Le garçon arpentait aussi la colline tangéroise où, selon la légende, le dieu grec Antée a été enterré. Fils de Poséidon et de Gaïa et époux de la déesse amazighe Tingis, Antée était l’invisible protecteur des habitants de Tingi (Tanger chez les Grecs anciens). Son tombeau fut édifié sur la colline Charf, où s’élèvent à présent villas cossues, immeubles et autres locaux commerciaux profanateurs.
Antée, dont le palais trônait à Lixus (Larache), était invincible tant qu’il restait en contact avec la terre. Hercule, venu cueillir les pommes d’or du jardin des Hespérides (également situé à Larache), lancé dans ses Douze Travaux, a pu le terrasser en le soulevant longtemps du sol, le coupant de son énergie tellurique. Nos topographes et entrepreneurs immobiliers semblent l’avoir imité, arrachant à jamais le souvenir d’Antée à la terre tangéroise.
Selon les historiens Pline et Plutarque de l’ère antique, le tombeau d’Antée mesurait soixante coudées de long (environ 27 mètres). Plutarque rapporte une anecdote selon laquelle le général romain Quintus Sertorius, doutant de la plausibilité de la légende, profita d’une expédition menée à Tingis pour faire ouvrir son tombeau. Il y aurait trouvé un corps mesurant effectivement soixante coudées de haut et, très étonné, fit immoler des bêtes en respect pour le défunt et referma religieusement le tombeau.
Celui d’Hercule lui-même ne se porte pas mieux. Comme le veut le mythe, le fils de Zeus sépara l’Afrique de l’Europe, créant le détroit de Gibraltar et les grottes où il venait prendre repos après ses Travaux. Aujourd’hui, ces mêmes grottes seraient convoitées par des promoteurs immobiliers, avec la complicité d’élus locaux. Toute la région d’Achakar (Cap Spartel), où s’élèvent déjà villas et hôtels, est la proie d’une urbanisation massive, malgré les alertes des associations et des acteurs de la société civile. Oui, Hercule à un treizième travail à accomplir, peut-être le plus ardu: résister au béton des résidences de luxe.
À quelques encablures de là, sur une plage scrutant les noces de l’Atlantique et de la Méditerranée, se pose l’immense demeure d’un discret prince saoudien. Son jardin aux accents insulaires déborde sur les vestiges de Cotta, le plus vieux village de pisciculture d’Afrique, datant de 100 av. J.-C., dont une partie non négligeable lui fut cédée avec le foncier.
On raconte que le propriétaire, passé de la collection de tableaux à celle des perspectives grandeur nature, erre la nuit dans les décombres de Cotta, clamant sous la lune des poèmes en arabe classique…
Cotta fut exhumé par l’archéologue français Charles Tissot à la fin du 19ème siècle, mais c’est à son concitoyen Michel Ponsich que revient le mérite d’avoir dégagé ses ruines et apporté des précisions sur leur chronologie. En 1959, des fouilles lui permirent d’affirmer que Cotta était occupé dès le 3ème ou le 2ème siècle av. J.-C. Il décrit ainsi le site: «De son côté, l’usine de Cotta est la plus complète et la mieux conservée du bassin méditerranéen occidental, avec son bloc central affecté à la salaison proprement dite, sa chaufferie, ses salles de réception, de répartition et de préparation, ses magasins, son puits, sa tour de guet; sa construction est datable de la fin du 1er siècle av. J.-C., et son abandon de la fin du 3ème siècle apr. J.-C.»
Tanger a également perdu, à Cap Malabata cette fois-ci, le fort portugais, érigé il y a plusieurs siècles en front de mer. Ce château bien beau dont les Tangérois étaient fiers, n’a point été épargné par la déferlante des bétonneuses, promptes à sacrifier le patrimoine historique sur l’autel du dieu profit qui, lui, n’a rien d’un mythe. La bâtisse possédait un vrai donjon comme dans les livres de chevaliers et de nobles dames que le garçon dévorait dans sa jeunesse.
Au nom de tous les Tangérois, de tous les Marocains, le jeune garçon, aujourd’hui homme dans la force de l’âge, demande un droit de mémoire et de respect pour toutes les vagues civilisationnelles qui ont précédé et préparé la nôtre. Il réclame que les spéculateurs, élus corrompus et promoteurs sans vergogne soient remis à leur juste place, celle de pillards de la mémoire historique, de destructeurs des repères dont est fière notre nation, d’assassins de ses racines enfouies dans plusieurs civilisations lointaines.
Tanger est devenu une épitaphe. Et d’autres villes marocaines sont frappées par le même mal. Nos lieux d’histoire gagneraient à être protégés, honorés, valorisés et, le cas échéant, convertis en sites touristiques, jouissant de tout le respect qui leur est dû.
En attendant, la négligence et le dédain dont sont l’objet les vestiges des temps passés participent à notre aveuglement. À croire que Mohamed Choukri avait raison quand il affirmait que le mythe de Tanger n’était qu’un canular…